Objectif corps – Jennifer Couëlle

[Été 1997]

Musée des beaux-arts de Montréal
Du 6 mars au 1er juin 1997

À la rigueur, il n’y a rien à redire. Lorsque l’intention d’un commissaire est de «présenter un choix de photographies qui célèbrent le mystère et les merveilles du corps», les jeux sont faits. C’est son choix ; irrécusable, comme les goûts, dont personne ne veut discuter. Mais l’«absence» de visée — cette exposition «ne vise pas à proposer un aperçu systématique ou historique du sujet» — assure-t-elle réellement l’impunité ?

Préparée pour le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) par William E. Ewing, lui-même directeur du Musée de l’Élysée à Lausanne, Objectif corps est certes une exposition respectable. Elle est d’envergure, tant par le nombre de photographies réunies (près de deux cent) et le pan d’histoire couvert (de 1840 à 1990), que par les  figures notoires qui y sont représentées — Diane Arbus, Steichen, Brassaï, Molinier, Cumming, Annette Messager et autres. Il lui revient également de bénéficier d’un accrochage net et à souhait aéré, où des regroupements par thèmes, plutôt que par années, mettent en lumière l’étendue du sujet. De même que le fait la présence d’images scientifiques ou publicitaires et d’autres photographies «non artistiques». Mais le bien-pensant Objectif corps arrive un peu tard et par trop mollement pour créer ne serait-ce qu’un ondoiement dans l’esprit de qui a l’habitude de fréquenter l’art contemporain.

Quant au propos d’introduction qu’accueillent les cimaises de la toute première salle — le sentiment d’urgence autour du corps humain en cette fin de siècle —, c’est avant-hier qu’il faisait boule de neige dans les productions artistiques. Déjà, à la Biennale de Venise de 1995, l’exposition sur le corps de Jean Clair (Identité/altérité ) enfonçait un clou fiché. Non pas que le corps comme sujet ne soit plus pertinent, mais lui céder aujourd’hui — quelques milliers de représentations du corps biologique plus tard — une tribune du statut du MBAM requiert, il me semble, une prise de position. Un engagement que le commissaire s’est ici ouvertement refusé à prendre. Hormis le plaisir variable que procure le contact avec les œuvres, il s’ensuit que le seul véritable intérêt de cette exposition est de rappeler une fois de plus la fascination continue qu’exerce sur nous le corps humain…

Pour ce qui est des groupes d’images — forme, exploration, idoles, chair, rêve, miroir, autres (!?) et politique —, ils illustrent effectivement l’ampleur et la diversité de la représentation photographique du corps, mais ils s’accumulent plus qu’ils ne signifient. Conformes à l’énoncé si peu engageant du commissaire, ils proposent une anthologie plutôt qu’une lecture. L’étanchéité n’est pas non plus leur point fort. On se demande pourquoi, par exemple, le Punctus de Sally Mann et le. Untitled No 35A de John Max — deux images étonnamment parentes d’un nu féminin de dos dont la chevelure en pointe est alignée avec la naissance des fesses — figurent dans des catégories différentes. Ailleurs, le corps politique n’est guère plus politisé que l’allégorie des rapports homme/femme dans l’image du couteau tranchant et de la ronde cuiller d’Alain Fleischer…, l’opposition de l’idéal chevelure à l’idéal révolutionnaire dans le Nice ‘n Easy de Robert Walker, comme la mammectomie de Matuschka dans Beauté saccagée, étant ici au nombre des quelques exceptions.

Et puis il y a les grands absents. Edward Weston n’est-il pas un incontournable sous le thème forme… L’œuvre in-your-face de Cindy Sherman n’est pas au rendez-vous du politique. D’une même nudité, celle de Nan Goldin manque au miroir, lequel, en revanche, offre un rare autoportrait d’Edvard Munch. Où est le thème artifice, avec Jeff Koons et autres Pierre et Gilles ? Comment ne pas avoir créé une niche pour les omniprésentes questions d’identité sexuelle ? Aux oubliettes aussi est le travail cru (trop peut-être pour le MBAM ?), mais éminemment pertinent pour une telle exposition, des Schwarzkogler, Mapplethorpe, Witkin et Saudek, comme celui du tandem Battaglia-Zecchin qui confirme Serrano (ici présent) comme un styliste.

En fait, il ne s’agit pas tant de signaler l’omission de certains joueurs, car à ce chapitre aucune exposition ne peut réellement se targuer d’être exhaustive, que de regretter l’absence d’audace qu’un sujet comme le corps aujourd’hui commande. Une plus grande rigueur aussi, un filon conducteur, eurent servis cet Objectif corps… à la dérive. À des lieues du très articulé ouvrage de vulgarisation Le Corps, les grands maîtres de la photographie (Éditions Assouline, 1994), qui a inspiré (du bout des doigts, semble-t-il) cette exposition. Le comble est que ce livre, qui n’a par ailleurs pas froid aux yeux, est signé par nul autre que William A. Ewing. Allez savoir ce qui s’est passé entre la pensée structurée du livre et la largesse polie de l’expo.