[Été 1997]
par Michaël Lachance
J’ai assez affirmé que l’authenticité n’existait pas, il faudrait que je tente de dire comment elle est possible.
On se représente habituellement l’artiste inauthentique comme celui qui apprend trop vite la recette du succès, qui se met à écouter le goût du marchand, du mécène et de l’amateur, dont il respecte le jugement parce qu’ils ont de l’argent. Au début il vend son âme pour un petit succès, il accepte de faire un petit compromis, bientôt il s’offre au plus offrant pourvu que ça continue. L’artiste authentique, par contre, refuse tout compromis. Véritable intégriste de l’art, il n’attend pas d’être reconnu ; il espère néanmoins que la reconnaissance ne sera pas posthume. Plusieurs dangers le guettent, il les connaît trop bien : son âme n’est pas à vendre, mais une âme dans un corps trop maigre et trop aigri, trop amer et en colère, peut-elle rester pure ? Bientôt il est prêt à vendre son authenticité : bonne façon de marchander avec le système et de rester authentique !
Que dire d’un artiste qui a d’abord complété un MBA, puis a entrepris de feuilleter des revues d’art et de visiter des galeries afin de trouver ce qui pouvait lui convenir comme façon de faire de l’art, qui fait exécuter ses œuvres par d’autres lorsqu’il a arrêté son choix, qui présente un produit d’aspect assez professionnel selon les critères de la culture corporatiste pour paraître muséable, et tout à la fois assez neutre pour se prêter au propos des conservateurs, quand le fait d’en parler leur permettra de gagner quelque préséance dans la compétition pour le prestige qui fait rage dans leur milieu ?
À la limite, réussiront en art ceux qui n’aiment pas l’art, qui ne se laissent pas obnubiler par une trop haute idée de ce qu’est l’art. L’artiste ambitieux sait d’emblée qu’il travaille pour son image. Voilà pourquoi il ne perd pas de temps, ne disperse pas ses énergies, et que tous ses coups sont gagnants. Il réussit d’autant mieux qu’il ne croit pas en l’art. Il ne croit qu’en ce qu’il fait, c’est un «éreinté» (Nietzsche) qui ne se laisse pas impressionner par les idéalistes et les mordus du métier. Lorsqu’il parle ou écrit, il a l’air de démontrer quelque chose par le simple fait d’énumérer ce qu’il voudrait démontrer, il s’autorise d’auteurs sans les connaître, il semble accomplir quelque chose à faire étalage de ses projets, — tant nous sommes fascinés par les artistes miroirs et leurs œuvres vitrines.
L’inauthentique excelle car il ne croit à rien
Pourtant cet inauthentique, tout entier mobilisé par le désir d’avoir une plus grande visibilité, produit quelque chose, et parfois quelque chose de remarquable. Parce qu’il a d’abord été le serviteur du code, il a laissé le code s’exprimer à travers lui dans des énoncés exemplaires. Pour un tel artiste, chaque façon de faire de l’art est comme une langue nouvelle qu’il apprend à parler. Les énoncés qu’il produit témoignent d’une pratique rudimentaire du code dominant, mais perpétuent la dominance du code. Ces énoncés passeront à la postérité comme paradigmes propres et vides de langages disparus, dont ils démontraient l’usage officiel et non pas le dépassement.
À l’opposé, l’authentique fait de son être (asocial, in-signifiant…) sa priorité et refuse de se laisser traverser par les codes. Tantôt voué au silence, tantôt reproduisant stupidement des modèles d’authenticité (alors celle-ci s’annule, c’est le syndrome Van Gogh), et tantôt produisant un énoncé exceptionnel qui, à la limite de ses possibilités expressives, transcende le code. L’authentique ne cherche pas la reconnaissance par autrui, refuse d’en faire la finalité de sa création, car sa création doit être sa propre finalité.
Pourtant le doute demeure, il persiste sous la forme d’un jeu qu’il joue avec lui-même : il voudra faire la preuve de son purisme en se refusant tout succès. Afin d’éviter d’être un jour t-shirtisé, il consacre sa vie à une création qui doit rester méconnue de tous. Il tend à se mettre à l’écart de la société, mais on ne fait que transporter la compétition dans son domaine : ainsi, celui qui revendique la création comme espace personnel sera néanmoins obligé de jouer à la vedette littéraire ou artistique pour s’accaparer les maigres honneurs et subsides qui se déversent sur le monde des arts.
Travailler à nourrir son idéal, à faire honneur au métier
Plus l’artiste doute de lui-même, plus il travaille pour la survie de son idéal : l’art. Ainsi peut-on écrire, étudier, créer par besoin de croire en la noblesse de l’esprit, par besoin d’éprouver l’utilité de faire sens. Dans ce contexte, l’artiste s’apparente à l’artisan (de l’époque des chefs-d’œuvre) qui travaille d’abord pour le beau métier. Ainsi, le taille-doucier s’applique en tout, rien ne quitte son atelier qui ne ferait pas honneur au métier. Car l’impression en taille-douce ne doit pas être ravalée à la simple tâche d’essuyer des planches. Ainsi du tirage d’épreuves photographiques, ainsi de la traduction… — y a-t-il encore des professionnels qui s’acquittent de leur tâche de façon à faire honneur à leur profession ?
L’artiste authentique, bien qu’il ne possède pas la vérité de l’art, pourrait nous dire à quelle condition cette vérité nous serait donnée. Une chose lui apparaît certaine : l’art ne souffre pas de compromis. Un artiste qui se laisse aller au compromis ferait mieux d’être saltimbanque, surtout lorsqu’il admet candidement qu’il prend ses ordres des marchands, qu’il croit pouvoir faire quelques compromis sans se renier lui-même et sans nuire au métier. Ce que le puriste reproche au saltimbanque, ce n’est pas tant ses compromis, mais le fait qu’il peut nous leurrer et paraître plus pur qu’il ne l’est. Alors nous craignons de découvrir que nos absolus, dans leur grande pureté, sont en fait des artifices. Nous avons toujours un absolu à protéger de sa dénonciation comme artifice. C’est ce qui rend si difficile l’art comme recherche d’absolu dans la contingence.
Dans ce contexte, les Visions domestiques d’Alain Laframboise sont doublement déroutantes : 1. En mettant en scène des objets religieux, elles offrent une analogie troublante de notre religion de l’art ; 2. Alors le sacré, qui serait le montage d’un saltimbanque, apparaît trop familier et c’est pour cette raison qu’il devient inquiétant : il apparaît que le familier est en fait l’étrange qui s’est immiscé dans nos vies et que l’on ne voit plus comme tel.
Savoir très tôt ce qu’on veut
Notre société favorise ce qui est bien déterminé : ceux qui savent qui ils sont, ce qu’ils font, avec qui ils le font, pour qui ils le font, qui se réclament de gens connus. Ils se persuadent que la forme d’art qu’ils pratiquent et aussi que le discours qu’ils tiennent sont les seuls valables, et que c’est ce qu’ils ont été appelés à faire sous le ciel étoilé. Certains d’entre nous n’ont pas une idée si claire de ce qu’ils sont, alors ils s’en veulent d’être si peu déterminés, jusqu’au jour où ils découvrent que c’est une liberté à préserver. La grande force, c’est d’être dans l’incertitude et de quand même créer. Une mesure de l’authenticité serait justement l’indéterminé, au risque de paraître gêné, confus, pas très honnête. Je me méfie du poète et du peintre chez qui tout est trop parfait, qui savent trop bien prendre la pose, qui savent trop bien paraître vrais, qui sont bien déterminés dans leur propos dès la première exposition, dès le premier livre, — et qui sont immédiatement des succès ! Comment l’art, soumis à l’idéologie du succès, saurait-il être le lieu où on expose et tente de résoudre le désordre de l’être ? L’art accompagne ceux qui ne savent pas ce qu’ils sont, c’est parce qu’ils ne le savent pas qu’ils créent. Pourtant la société préfère l’art de ceux qui ont déjà vécu ou de ceux qui n’ont jamais vécu.
Échapper au cérébro-verbal
Ceux qui dénoncent l’inauthentique sont animés par le fantasme du retrait salutaire dans une région de l’être qui leur paraît plus authentique : le moi, le corps, l’émotion, l’expérience viscérale, la forme parfaite, etc. Le purisme revendique le pouvoir de s’éjecter de la culture, des codes, des institutions…; pourtant la culture est fondamentalement la détermination de tous les rapports (à soi, aux autres, aux choses, au monde…) auxquels on ne saurait se soustraire. La culture peut être comparée à une machine symbolique par laquelle une vision du monde, une conscience de soi…, tout cela devient possible. Tout ce qui paraît immédiatement à portée et aussi à disposition, aussi bien le réel que le sacré, l’artificiel et la vie, sont des produits de la culture.
C’est une attitude très répandue, y compris chez les artistes : ils croient qu’en refusant ce qui leur paraît cérébro-verbal ils échappent aux discours et s’affirment plus authentiques. Pourtant c’est justement l’anti-intellectualisme de certaines personnes qui leur interdit d’exorciser les discours qui les surdéterminent, qui les empêche de mieux comprendre la position qu’elles occupent. C’est ainsi que des professeurs d’art, des critiques, des galeristes… récompensent ceux qui projettent une certaine image de l’artiste et perpétuent un certain discours de l’art, — et tout à la fois s’emploient à vitupérer l’État, l’éducation, l’art officiel. Il est facile de dénoncer la fabrication des vedettes et de clamer que l’art est fait sur mesure pour les musées. Peut-on voir si clairement tous les leviers et les jeux d’appui de notre univers de culture sans craindre d’être à notre tour le relais d’une mystification, complice d’une création de pseudo-valeur ?
Ainsi, il ne sert à rien de dénoncer un système qui «fabrique» ses artistes, il importe plutôt d’exposer ce système en relançant la mystification : Hogan et Amblard ont inventé l’œuvre d’un photographe fictif, l’artiste idéal de l’historien, P. M. Hoblargan — qui aurait produit à lui tout seul toutes les tendances et coïnciderait totalement avec l’art qu’il pratique. Ce photographe est authentique puisqu’il est «la» photographie. Ainsi on ne questionne pas l’authenticité d’artistes autour desquels les institutions ont fait le vide.
Déconstruire le discours de l’authenticité, c’est prendre conscience de l’arbitraire du code artistique, en quoi ce code ressortit à un milieu. L’art est un théâtre qu’une société se joue et dans lequel on ne peut manquer d’être comédien si on veut en être. Pourtant, plusieurs d’entre nous cherchent encore à se convaincre qu’il existe des bases absolues de l’art, que celles-ci s’enracinent dans des mécanismes universels de la perception, dans des formes transcendantales. Pour ceux-là l’art n’est pas une comédie mais plutôt une solitude et une prière.
Mais là encore, malgré l’ancrage de ces œuvres dans l’absolu, il semble qu’on ne saurait comprendre l’œuvre sans se mettre à la place de l’artiste, faute de le rejoindre dans sa forteresse autiste, ou de se prêter à un même recueillement, — un même tremblement. Selon ce discours, l’œuvre ne saurait être contemplée que depuis le moi de l’artiste, depuis son expérience la plus intime. Comme quoi l’œuvre ne pourrait être contemplée qu’à partir du point de vue absolu que constitue pour nous l’authenticité de l’artiste.
Ce qui ne signifie pas que l’artiste, malgré ses doutes, ne cherche pas à être accepté par un milieu. Il maintient une distance sans savoir pourquoi, mais cette distance, les gens du milieu la «sauront» comme dilettantisme, incompétence. C’est une règle de notre société : on ne peut appartenir à un groupe qu’à épouser parfaitement ce groupe, qu’à être dénué de tout soupçon comme quoi il y aurait une autre vie, une autre conception du monde. Le doute sur soi est perçu comme un mépris fébrile des autres.
Voilà l’exigence des groupes qui ne supportent pas l’ambivalence, ne supportent pas le doute, même si ce n’est en premier lieu qu’un doute sur soi. Car les ténors d’un groupe veulent être admirés, sinon craints (une forme dominée de l’admiration), sinon ils concluent qu’on les méprise, et alors ils vous méprisent en retour, ce qu’ils savent très bien faire. Alors à quels signes reconnaître l’authenticité ? Ce serait tour à tour l’ambivalence, la confusion, l’aveuglement sur soi-même ou la naïveté, la condition de l’humilié, le doute sur soi, — toutes expériences que l’on ne peut pas capitaliser.
L’idéologie du succès
Certains souscrivent aux tendances de l’heure comme si cette époque était faite pour eux, ce sont les exécutants fidèles et laborieux des codes artistiques en vigueur. Et leur aisance dans une façon de l’art, de la pensée, contribue à l’essentiel de leur réussite. Ils ne s’interrogent pas sur les conditions de la réussite et sur ce que la réussite apporte, — sans soustraire les compromis qui ont été nécessaires pour y parvenir. Car le succès est orthonomique : il empêche de voir qu’il y a autre chose que les moyens et les appuis pour y parvenir. À ce moment, il nous semble, ce que l’on fait est assurément ce qu’on était appelé à faire, et — surtout — on croit que cela nous donne quelque chose (outre l’argent et les honneurs) de le faire. Mais alors comment échapper à cette idéologie du succès ; faut-il cultiver l’échec pour rester authentique ? Certes le purisme conduit à l’échec, lequel — comme état d’esprit — nourrit un purisme encore plus virulent. Cependant le succès nous enferme dans un cercle encore plus étroit.
Est-il préférable de ne rien faire ? Non l’ambivalence, la confusion, la naïveté, l’impécuniosité, l’inspécularité… peuvent être créatives. L’important, c’est la liberté, c’est d’éprouver la plus grande liberté dans ce qu’on dit et ce qu’on fait en présence de quiconque. Mais participer au succès, aux honneurs…, c’est perdre de cette liberté. Certes ceux qui ont du succès auraient tort de ne pas en profiter. Et, lorsque nous sommes laissés à nous-mêmes, nous aurions tort de ne pas considérer notre anonymat comme une richesse.
Il importe de faire des choses pour soi ; notre succès c’est d’abord de pouvoir les faire. Autrement on fait les choses en attente de reconnaissance et d’approbation, et au bout de dix ans on se dit qu’on n’aurait pas dû perdre ainsi son temps à graver, à peindre, à écrire, à enseigner… faute d’avoir obtenu cette reconnaissance. Mais, pour le puriste, faire pour d’autre raison que de jouir de la liberté d’en faire, c’est risquer de se laisser détourner quant aux motivations. Mais ne faut-il pas risquer (et finalement devenir inauthentique) pour se donner les moyens de continuer à faire ? Sinon on doit se contenter de créer des œuvres imaginaires et à en rêver le refus, l’acceptation, l’oubli, la revanche, le repli. Voilà une mesure de l’authenticité : rêver l’œuvre pour soi-même, quand chaque trace déposée ne fait pas perdre de vue l’être en mouvement.
Assumer nos déterminations
L’intégriste ne sacrifie pas à quelque mode récente, il ne s’aligne pas sur le goût des fidèles, mais il s’autorise néanmoins du prestige spirituel de quelques figures dominantes (artiste de renom, écrivain consacré…). Le prestige de ces maîtres est considérable et fait oublier la part de la convention et de l’artifice dans le langage qu’ils ont choisi pour la transmission des vraies valeurs. Depuis les premiers Pères de l’Art jusqu’à nous, il semble que l’art est un langage révélé. Ce purisme ne voit pas en quoi il constitue lui-même un discours, lequel reproduit et renforce une logique identitaire. Ainsi on tient pour authentiques : 1. le moi, 2. le corps, l’émotion, la perception. On croit échapper à ce qui nous détermine, au risque de le perpétuer à notre insu. Par contre on tient pour inauthentiques : 1. la société, 2. les codes et les conventions, les mots.
On voudrait se retirer en deçà de toute détermination, vers un moi narcissique qui attend le reflux de l’affect. Il convient plutôt d’assumer nos déterminations, de reconnaître qu’on est parlé (œuvré, peint, pensé) plus qu’on ne parle (œuvre, peint, pense), de reconnaître aussi que toute chose n’est dicible, visible… que soutenue par une théâtralité ; il convient aussi de reconnaître cette théâtralité afin d’en dépasser le registre. Pour faire comparaître dans le code l’Autre du code et, par delà, une altérité radicale. On doit assumer nos déterminations pour qu’elles deviennent un langage dans lequel se dira l’Autre.
Il semble parfois que c’est à ne rien faire et à ne rien dire, devenir un X anonyme, dans l’ascèse d’une extinction du désir, qu’on reste authentique. Car s’exprimer, faire, produire, participent d’une théâtralité, impliquent une inévitable aliénation, une inexpiable inauthenticité. D’aucuns ne manquent alors, désenchantés, de se retirer, et ils font bien, — cependant il faut envisager un retour où la détermination est assumée, où le code est embrassé comme une trahison féconde, où le sens est joué comme une théâtralité créative. Pour vivre un désir non capté, pré-objectal. Car il y a une authenticité que rend possible le jeu, dans la façon de le jouer.
L’authenticité comme capital moral de l’art
L’intégriste, sans renoncer à son désir d’absolu, doit apprendre que le meilleur dépend du pire, que l’excellent repose sur un système qui prend en charge la médiocrité et prospère en l’utilisant. Il doit reconnaître que le grand art est une épuration du mauvais goût, de l’idolâtrie, du tripotage marchand et autres motivations secondaires sans lesquelles il n’y aurait pas de musées, de salles de concert, de maisons d’édition, de galeries. Selon l’intégriste, il faut quelques idiots pour admirer, sinon il ne resterait rien dans les musées, parce que les «vrais» artistes n’ont que détestation pour la fétichisation de l’œuvre. Imaginez : des foules qui regardent un Van Gogh parce que c’est signé Vincent et non pour la façon dont c’est peint ! L’intégriste refuse de céder à l’engouement populaire qui fait de l’œuvre une relique de l’artiste, il voit le trafic des reliques comme une forme de simonisme, sa religion est plus exigeante. Tout le monde peut dénoncer l’inauthenticité de notre culture, nous sommes tous portés à ces ressassements haineux. Il faut l’avoir formulé en des termes outranciers, il faut se l’entendre dire pour comprendre que c’est trop facile. Il nous faut traverser nos détestations de la culture et du langage pour ensuite réaliser que c’est tout ce qu’on a.
Quel intérêt la société peut-elle trouver dans l’Art sinon de faire de l’œuvre une vitrine de la liberté et de l’épanouissement de la personne humaine qu’elle prétend assurer pour le plus grand bien de tous — sinon de constituer un capital d’authenticité ? Les œuvres doivent être des passerelles vers les absolus, elles sont l’irruption de l’inconnu dans le familier, mais voilà qu’elles doivent devenir des vitrines où il apparaît que notre milieu est à l’heure des autres milieux, que notre société est à la fine pointe du progrès dans ses formes les plus improbables. Parce qu’elles permettent une idéalisation du «faire», dans le fantasme d’une société qui se façonne elle-même ? Il convient en effet de penser l’art comme exhibition et dépense dans une économie symbolique généralisée, où toute visibilité est le résultat de transferts symboliques.
Telle est la nature de l’intérêt que portera un financier au tableau de Van Gogh : ce financier s’empresse de renvoyer un mauvais vendeur mais veut aduler celui qui n’a rien vendu de sa vie, celui qui a réussi parce qu’il a échoué. Le financier peut alors expier son âpreté au gain en se prouvant qu’il peut participer à la messe esthétique, qu’il peut communier dans l’art. L’art et la philosophie ne subsistent que par l’obligation de produire des figures par lesquelles les gens qui s’occupent de l’argent, du pouvoir et de la guerre, croient expier ce qu’ils font. Alors ce n’est pas l’œuvre que ces gens veulent posséder mais l’esprit dérangé, intense, dubitatif de l’artiste, à la façon des chasseurs qui exhibent au mur leurs trophées : ils veulent avant tout posséder leur authenticité ! De même, l’art est sponsorisé tant qu’il conserve son aura d’authenticité aux yeux du public : pour les sponsors, il s’agit de profiter de l’art pendant qu’il est encore temps, tant qu’il a une valeur d’authenticité.
Michaël Lachance est philosophe (esthétique), critique et poète. Il est également codirecteur de la revue Spirale, et enseigne à l’UQAM et à l’UQAC. Il a publié récemment Beckett. Entre le refus de l’art et le parcours mystique, chez Hurtubise HMH et Castor Astral, en collaboration avec Georges Godin. Études récentes sur la photographie : «La beauté obscène. Robert Mapplethorpe», Trans. Revue de psychanalyse, n˚ 7 ; «Passions photographiques. Ecchymoses de l’art contemporain», Biffures, n˚ 1. Il travaille présentement à une monographie sur Schopenhauer et publiera en 1998 deux volumes de travaux littéraires aux Éditions de l’Hexagone.