Lectures – Manon Gosselin

[Automne 1997]

Michael Ondaatje, Coming through Slaughter,
Toronto, Anansi, 1976, 156 p.

Coming through Slaughter est une fiction poétique qui utilise comme prétexte narratif une photographie ayant appartenu au joueur de trombone William Cornish. Prise au tournant du siècle à New Orleans, cette photographie nous montre un groupe de six musiciens. On y retrouve, entre autres, William Cornish et Buddy Bolden, le célèbre cornettiste.

Le récit extraordinaire inventé par Ondaatje est basé sur des faits historiques émanant de la vie de Bolden. Pour plusieurs, ce barbier-musicien, cette légende, serait le véritable inventeur du jazz. Jonglant avec la vérité de la fiction, Ondaatje crée la réunion de personnages historiques, change quelques dates et développe le potentiel de quelques drames. À l’origine de cette photographie de Buddy Bolden souriant : E. J. Bellocq, ce photographe fétichiste qui avait la manie de faire prendre la pose aux prostituées de Storyville. Ami de Bolden, Bellocq aurait photographié le groupe de musiciens en échange de quelques services que seul le cornettiste pouvait lui rendre du côté du Red Light District. Bolden se souvient que Bellocq n’était pas du tout intéressé à sa musique : «Sounds a bit vain. Well it’s true. You’d play and people would grab you and grab you till you began to — you couldn’t help it — believe you were something. We were furnished rooms and Bellocq was a window looking out.»

Peter Galassi & Sherry Turner DeCarava, Roy DeCarava : A retrospective
New York, Museum of Modern Art, 1996, 280 p.

The Sound I Saw est le titre d’une maquette que le photographe Roy DeCarava propose en 1964 à plusieurs éditeurs. L’ouvrage reproduit deux cent cinq photographies mises en séquence de manière à interpoler des prises de vues sur le jazz et des scènes de la vie quotidienne à Harlem. DeCarava qui travaille depuis 1954 à ce corpus sur le jazz qui compte quatre cents photographies n’intéresse alors aucun éditeur. Pendant une décennie il aura pourtant photographié autant de scènes célèbres : Louis Armstrong gambadant sur une rue de Harlem, Billie Holiday chantant au cours d’une fête intime, Thelonius Monk sans chapeau ni bague, John Coltrane attendant au vestiaire… En cette année de 1964, achevant son hommage à Coltrane et éperonné par le refus des éditeurs, DeCarava remise sur une tablette son projet de faire voir le jazz et poursuit autrement son action photographique. The Sound I Saw aurait pu être le second recueil de photographies de DeCarava. Le premier, The Sweet Flypaper of Life, publié en 1955 avec un texte de Langston Hughes, a connu un succès commercial et critique : dix mille exemplaires vendus à un dollar.

Premier africain-américain à gagner une bourse de la Fondation du Guggenheim remise à un jeune artiste de talent, DeCarava écrivait dans sa proposition de 1952 les premières lignes de son crédo artistique : «I want to photograph Harlem through the Negro people. Morning, noon, night, at work, going to work, coming from work, at play, in the streets, talking, kidding, laughing, in the parlors, churches, etc. I want to heighten the awareness of my people and bring to our consciousness a greater knowledge of our heritage.» Malgré cette bourse et en dépit du fait que le célèbre Edward Steichen, à l’époque conservateur en chef au département de photographie du MOMA, fait l’acquisition de trois photographies de DeCarava pour 150$, son œuvre photographique aura peu circulé.

Le catalogue d’une rétrospective de l’œuvre de DeCarava, exposition itinérante aux États-Unis jusqu’en 1998, vient sortir ces photographies de l’ombre. Deux cents épreuves argentiques dont quarante-cinq tirées de ce fabuleux corpus sur le jazz y sont magnifiquement reproduites. L’actuel conservateur en chef au département de photographie du MOMA, Peter Galassi, célèbre ces images « as the applause of a fan who had come first to listen, not to make pictures ». Ces visages-portraits, saisis par DeCarava dans un creux intime de la présence, nous montrent des travailleurs absorbés par l’acte continu de leur ascension. Dans le second essai du catalogue, Sherry Turner DeCarava vient élucider les conditions typiques de faible éclairage dans lesquelles son mari choisissait d’opérer pour préserver l’authenticité de son expérience photographique : «the pictures represent his struggle to find a way to make images speak through the darkness of their origin. DeCarava developed an understanding of how to use these tones to expand space by keeping a level of light in them and avoiding opacity. Rather than implying black walls that prohibit entry, the dark spaces tend to convey an openness that invites.»

Milt Hinton & David G. Berger, Bass Line,
Philadelphie, Temple University Press, 1988, 328 p.

Milt Hinton a joué de la contrebasse pendant plus de cinquante ans. Il débute en 1936 avec le Cab Calloway Band et demeure avec cette formation jusqu’en 1952. Au Savoy Ballroom, au Cotton Club, au Michael’s Pub, en tournée, dans les studios d’enregistrement, Milt Hinton tient la basse et photographie ses compagnons de travail : Ben Webster, Coleman Hawkins, Lester Young, Jo Jones, Charlie Mingus, Dizzie Gillespie… C’est Keg Johnson, joueur de trombone, qui enseignera à Hinton au milieu des années trente le maniement de la Leica. Alors que d’autres auront aimé le baseball, la polytoxicomanie, les voitures, le jeu ou les femmes, Hinton, musicien-archiviste s’adonnera à la photographie. Pour se décharger du métier de musicien, Hinton comblera ses temps libres dans la chambre noire. La collection de photographies prises par Milt Hinton représente quarante-cinq mille négatifs. Œil-adjoint, Hinton sera cet ami, ce collègue, ce contrebassiste qui avait l’habitude de prendre des photographies.

Bass Line reproduit cent soixante-quinze photographies de Milt Hinton prises depuis les années trente jusqu’à la fin des années quatre-vingt. Un récit détaillé, signé Hinton, accompagne indirectement ses photographies. En fait, ce texte autobiographique retrace les événements, les anecdotes et les drames qui ont jalonné l’histoire de ces années d’or du jazz. Photographe discret, Hinton avait pris l’habitude d’opérer sans éclairage artificiel et souvent à hauteur de hanche pour ne pas gêner. Ces photographies, prises au sein de la sous-culture du jazz au travail, sont autant de pièces estimables qui s’ajoutent à l’histoire visuelle du jazz. À l’été de 1958, à dix heures du matin, à Harlem, Hinton prendra comme à son habitude quelques photos alors qu’il se trouve en compagnie de cinquante-six musiciens réunis par un directeur artistique à la pige qui avait eu l’idée farfelue de rassembler le plus grand nombre de musiciens de jazz pour une photographie de famille. Cette photographie, Jazz Portrait, Harlem, de Art Kane fut publiée dans le magazine Esquire et est devenue avec le temps l’une des icônes du jazz. Récemment, en 1995, cette photographie faisait l’objet d’un documentaire en nomination pour un oscar : racontant l’aventure de ce happening photographique, A Great Day in Harlem, nous montre Milt Hinton prenant des photographies dans l’attente de prendre la pose.