[Été 1998]
Musée d’art contemporain de Montréal
Du 8 avril au 7 juin 1998
Pour la première fois, les habitués du Musée d’art contemporain de Montréal ont eu le privilège de côtoyer pendant quelques semaines une œuvre d’Andy Goldsworthy. Cet artiste, qui travaille en étroite relation avec l’élément naturel, a choisi d’ériger pour l’occasion une structure qui revient constamment dans son travail, une forme archétypale qu’il affectionne pour la force qui s’en dégage : l’arche. Depuis ses débuts dans les années 1970, il en a créé en neige, en glace, en pierres de toutes sortes, parfois dans des situations précaires, parfois dans des positions plus stables, comme celle construite pour le Musée. Le grès rouge a été utilisé pour remémorer un fait historique qui relie le Montréal du XIXème siècle au pays d’origine de Goldsworthy, l’Écosse1. C’est également cette pierre qui a servi à construire l’arche monumentale sise à l’entrée de la Place du Chapiteau sur le terrain du nouveau siège social du Cirque du Soleil à Montréal. Défiant les principes de gravité, la forme emblématique évoque, dans ce cas-ci, l’univers acrobatique où le funambule défie sans cesse les lois de l’équilibre.
Goldsworthy aime explorer les limites de la matière et de l’équilibre, cherche à saisir le point infinitésimal qui rattache les couples de concepts (ordre-chaos, création-destruction, intérieur-extérieur), souhaite perpétuer l’instant de leur cœxistence en les fossilisant dans les sels d’argent. Ce moment de tension, immobilisé sur le papier, renseigne sur la matière première de cet art, le temps invisible qui conditionne chaque étape de la création, laisse entrevoir l’avant et l’après imperceptibles.
Hormis les expositions présentées à l’intérieur et certaines commandes, la nature sert essentiellement de toile de fond pour ses créations. Avec une étonnante constance, l’artiste parcourt le territoire, traverse les paysages du monde entier, les occupe provisoirement pendant quelques heures, jours ou semaines, s’imprègne de l’espace habité par les arbres, le ruisseau, les galets, les feuilles mortes, la terre colorée ou la neige. Il s’y fond, devient l’oiseau qui construit son nid ou le lièvre qui creuse son terrier et qui, une fois abandonnés, se dégraderont peu à peu. Il apprend la nature des matériaux, les textures, les pigments, les énergies, les rapports de masse, les formes, les jeux de réflexion, les illusions d’optique, il joue avec le temps qui passe, avec les contrastes du froid et du chaud, de l’ombre et de la lumière, du mouillé et du sec, il assemble, suspend, projette, façonne, dessine, construit et détruit. Les matériaux naturels trouvés sur place au moment de l’exécution (branches, pierres, feuilles, glace, eau, fleurs, colorants) constituent ses seuls outils. Fragiles, ses surprenantes sculptures possèdent toutes un élément en commun, une tension, qui fait qu’à chaque instant tout peut basculer.
Sa façon de faire exige une adaptation continuelle aux propriétés changeantes de l’environnement. En plus de sculpter une matière vivante, instable, il doit se soumettre aux forces spatio-temporelles, parfois imprévisibles, qui influencent tout milieu où il s’arrête. Le vent, la pluie, les nuages, le froid, la chaleur peuvent modifier les conditions de travail et retarder ou accélérer la production de l’œuvre, parfois l’empêcher.
La photographie, quant à elle, tient lieu d’intermédiaire entre le faire et le voir. Elle accorde une grande latitude d’exécution et favorise une utilisation écologique des lieux. Pour Goldsworthy, la reproduction photographique est nécessaire, pour « prouver » l’existence de son art qui, sinon, demeurerait enfoui sous les couches du temps2. De fait, la photographie arrête le temps qui s’enracine dans l’instant de la pose. « Chaque œuvre croît, se stabilise et se décompose et ces phases font partie intégrante d’un cycle que la photographie montre à son apogée, marquant le moment où l’œuvre est la plus vivante. C’est cette intensité, ce paroxysme que j’essaie d’exprimer dans l’image, explique-t-il3. »
Quant aux œuvres présentées en galerie, Goldsworthy est explicite : « Si la photographie représente l’œuvre vivante, celle transportée à l’intérieur devient son enveloppe. Beaucoup d’énergie est perdue : les pierres sont isolées et les feuilles séchées. Néanmoins, il subsiste suffisamment de sens. Une telle œuvre explore non seulement la relation entre l’intérieur et l’extérieur, […] mais elle fait ressortir l’aspect physique de ce que je fais4. »
L’exposition présentée au Musée confère aux propos de Goldsworthy tout leur sens. L’arche, isolée dans son coin, qui traverse sans éclat le mur de placoplâtre, n’a pas frappé notre imagination autant que ses photographies, dont l’assemblage tient littéralement de l’exploit. Par exemple, Frozen Arch, bâtie à la verticale sur le flanc d’un rocher, est uniquement retenue par l’action de la glace, elle-même tributaire de la température. De même, Arch joining two stones, bien assise sur ses supports au milieu d’un torrent, risque d’être emportée à tout moment par les tourbillons impétueux. Enfin, Eleven arches, ces arches construites sur un rivage au jusant, dont chacune à son tour est engloutie par les lames onduleuses de la marée montante. Tout comme l’éléphant magnifique, déraciné puis enfermé dans un enclos du jardin zoologique, l’arche rouge est dénaturée, perdue dans la salle neutre du musée.
Les photographies de Goldsworthy possèdent un incroyable pouvoir de séduction5. Œuvres vives, où flotte un souffle léger qui frôle nos yeux étonnés, elles témoignent de l’intime relation qu’entretiennent l’artiste et la nature. À vrai dire, un coup d’œil suffit pour ressentir l’énergie qui émane de ces moments inviolés. Cette œuvre incomparable révèle la profonde complicité qui pourrait exister entre l’espèce humaine et la nature environnante. Le lieu d’exécution importe peu. Qu’il soit urbain, forestier, maritime, habité, désert, il suffit à Goldsworthy d’un peu de pluie, d’un arbre, de quelques pierres, de neige ou de brindilles pour concrétiser cette alliance qui le rattache à la terre. Explorateur infatigable, aux prises avec le temps, il navigue constamment aux confins de la matière comme pour faire ressurgir la trace émouvante d’une relation oubliée.
2 Collectif, Hand to Earth, Andy Goldsworthy Sculpture, 1976-1990, New York, Harry N. Abrams, 1990, page 9.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Voir pour s’en convaincre les nombreux livres de photographies que l’artiste a publiés.