[Été 1998]
par Éric Devlin
Les artistes contemporains qui utilisent la photographie comme mode d’expression se plaignent souvent de la faiblesse du marché. Pourtant ni la qualité des œuvres ni le nombre d’artistes ne font défaut dans la production québécoise. Pourquoi après plus d’un siècle d’existence, les actuels collectionneurs d’art contemporain sont-ils toujours aussi hésitants devant une œuvre photographique ? Pourquoi la photographie est-elle moins présente dans les galeries d’art contemporain que la peinture ? Pourquoi se vend-elle moins bien ?
Galériste exposant de la peinture, principalement abstraite, je propose cependant au moins une fois par an de la photographie ; Ariane Thézé et Pierre Charrier sont des artistes photographes auxquels mes deux premières monographies ont été consacrées ; se retrouvaient les mêmes Ariane Thézé et Pierre Charrier parmi les sept artistes de l’exposition ins Blickfeld gerückt que j’ai organisée au Musée Nordico de Linz et au Palais Liechtenstein de Feldkirch (Autriche). La photographie n’est donc pas quantité négligeable dans le programme de ma galerie, mais malgré ces efforts de mise en marché les œuvres photographiques se vendent plus difficilement que les œuvres picturales. Certes il existe des galeries qui vendent de la photographie comme Jane Corkin à Toronto ou Michèle Chomette à Paris. Cependant, hormis les ventes aux musées, la photographie contemporaine n’y trouve pas plus preneur et la survie de ces galeries provient des « vintages », photographies certifiées par l’Histoire.
L’exposition L’œil du collectionneur présentée au Musée d’art contemporain de Montréal en octobre 1996 et qui prétendait faire un portrait des collections privées québécoises est un reflet assez juste de la place qui lui est faite. Dans les quinze collections choisies, ne s’y rencontraient que deux artistes contemporains québécois pratiquant la photographie. En réalité, les « vintages » étaient plus nombreux, notamment grâce à la collection de Michiko Yajima choix douteux de la part des deux conservatrices – puisqu’il s’agit d’une ancienne marchande d’œuvres d’art, car après tout n’est-ce pas le rôle d’un marchand d’œuvres d’art de collectionner ? Et pourtant…
Un siècle d’influence
La photographie fut toujours présente dans la pratique des grands mouvements esthétiques qui déferlèrent sur notre siècle. Le photomontage est intimement associé au mouvement Dada. Il en sera le mode privilégié d’expression. Nous sommes dans l’entre-deux-guerres et l’esprit est à l’ironie. Le collage photographique permet de récupérer les débris de photos issus d’une civilisation mécaniste. Ces images trouvées, fragments de la réalité, permettent de traduire les contradictions et les affrontements de la société. Les Surréalistes useront également du procédé.
Quand elle n’était pas pratiquée, la photographie accédait au rang de muse que ce soit dans la décomposition du mouvement pour les Futuristes italiens ou dans l’aspect photomécanique du Pop Art. Même son caractère documentaire lui permit de se hisser au rang d’œuvre d’art en témoignant des performances du Body Art ou du Land Art, expression éphémère à jamais préservée sur la pellicule. Elle fut également le support de grands peintres comme Anselm Kieffer et Arnulf Rainer. Certains cherchèrent même à l’imiter en peinture comme les artistes de l’hyperréalisme américain ou le polymorphe Gerhard Richter.
La photo domine les médias
La photographie contemporaine a bonne presse. Prenez par exemple la revue française Art Press. La photo y occupe le haut du pavé. Feuilletons ensemble le numéro de février 98. Il y a toujours la chronique de Dominique Baqué sur la photographie (il est question ici de Rebecca Bournigault, de Noritoshi Hirakawa et de Yasumasa Morimura). Trois expositions, une page. Dans la rubrique Exporama, est reproduite une photo d’Ariane Thézé à la galerie Éric Devlin (tiens donc !). Puis il y a une interview de Walter Niedermayr qui obtint en 1995 le Prix européen de la photographie. L’article suivant traite des nouvelles attitudes photographiques en Allemagne. Intermède peinture avec Sylvie Fanchon. Suit le dossier Scandinavie où la photo est à l’honneur. Les dernières pages du magazine sont consacrées à des revues d’exposition à travers le monde et c’est de photographie dont il est encore principalement question : une exposition regroupant une centaine d’œuvres photographiques des années 90 au Luxembourg, deux pages sur les photos de Marie-Ange Guilleminot, etc. Soulignons que cette édition de février offrait la Scandinavie comme thème ! Imaginez alors le contenu de cette influente revue lorsqu’elle présente un spécial photo ! Mais alors, me direz-vous, où est le problème ?
Les handicaps de la photoPlusieurs facteurs expliquent la froideur du marché. Le premier responsable en est la compagnie Kodak qui, dès l’apparition en 1888 de son appareil photo, a eu un slogan dévastateur pour l’avenir de ce médium : Appuyez sur le bouton, nous ferons le reste ! En d’autres mots, quiconque est muni d’un appareil peut être artiste… Kodak garantit le résultat. Victime de cet acte de démocratisation, la photographie n’a jamais pu prétendre à cette aura qui auréole le savoir-faire du peintre. Le photographe amateur, partie prenante de la multitude déferlante à chaque édition du MOIS DE LA PHOTO À MONTRÉAL n’est pas un amateur d’art : c’est un amateur de technique. Le sens de l’œuvre qu’il a sous les yeux lui importe peu, seul le « truc » qui lui permettra de réaliser cette photographie l’intéresse. Il n’en faut pour preuve que la spécificité de la tenue vestimentaire qui comprend invariablement un appareil à lentille sophistiqué, le plus gros possible pendouillant au cou de l’intéressé… sans oublier les questions qu’il pose. A-t-on déjà vu un peintre visiter une exposition le pinceau à la main ?
Ensuite, existent des considérations physiques qui ne peuvent être négligées : la fragilité de la stabilité chimique de l’œuvre photographique, particulièrement celle en couleur, effraie encore de nombreux collectionneurs qui demeurent sceptiques malgré les progrès techniques ; la photographie est un médium froid par opposition aux œuvres sur papier ; elle est peu maniable contrairement à une estampe ou un dessin ; sa surface demeure fragile. Autre désavantage : la photographie se reproduit très bien alors qu’il est très difficile de rendre l’effet d’une peinture ou d’une sculpture. L’amateur peut donc se satisfaire d’une monographie bien imprimée.
À la limite, ces inconvénients sont surmontables. Mais il en restera toujours un de taille : l’éthique du tirage. Comment être certain du respect du tirage annoncé? Il y aura toujours des scandales comme celui de Robert Mapplethorpe qui nuiront au développement du marché de la photographie contemporaine. La solution réside peut-être dans le tirage unique comme le pratique la britannique Hannah Collins.
Le problème québécois
Au Québec, la photo souffre d’un manque de tradition, non pas dans sa pratique mais dans sa mise en marché. Lorsque j’ai commencé à fréquenter les galeries au début des années 1980, on y voyait peu d’œuvres photographiques. Dans l’effervescence de la rue Saint-Denis, les galeries à la mode (Galerie 13, Aubes 3935, Michel Tétreault, Graff, etc.) ne présentaient pour ainsi dire jamais d’œuvres photographiques. Du moins rien en comparaison de la peinture. Il y avait bien la galerie Yajima où je me souviens d’une exposition de Barbara Kruger. Mais c’était l’exception. Il faut attendre la fin des années 80 pour voir des galeries comme Brenda Wallace, Art 45 et René Blouin défendre des artistes œuvrant avec la photographie.
Aujourd’hui, nous avons enfin une première génération d’artistes québécois utilisant principalement la photographie que nous voyons régulièrement en galeries privées. Ils sont une douzaine dont Jocelyne Alloucherie, Raymonde April, Geneviève Cadieux, Pierre Charrier, Evergon, Angela Grauerholz, Geoffrey James, Holly King, Roberto Pellegrinuzzi, Sylvie Readman, Ariane Thézé, Serge Tousignant, etc. Et il y a au moins une douzaine d’autres artistes, aussi incontestables, qui mériteraient d’être défendus/promus par des galeries privées. Mais à Montréal il n’y a plus assez de galeries, 45 d’entre elles ayant fermé leurs portes depuis dix ans !
Un manifeste de la photo
La photographie contemporaine a donc un problème d’image. Elle a tout pour plaire aux collectionneurs… Il faut simplement modifier leur perception.
Que faire pour promouvoir auprès des collectionneurs l’œuvre des artistes utilisant la photographie ? A mon avis, il manque une affirmation de l’acte photographique, un manifeste de la photographie québécoise. Non pas un Refus global photographique mais plutôt une manifestation à la manière de la Trans Avant-garde qui a réuni dans les années 1980 les artistes italiens et allemands dans une vaste campagne de promotion internationale pour déterminer définitivement leur place dans l’Histoire. Cette affirmation pourrait se dégager au travers d’expositions, ici et à l’étranger, d’une masse critique d’artistes québécois qui partagent les mêmes préoccupations.
Cette exposition devra s’imposer, tant par le nombre des artistes que par la puissance des œuvres. Tout devra être mis en place pour qu’elle puisse circuler d’un océan à l’autre et qu’elle devienne la référence incontournable de la photographie canadienne. Elle devra voyager à l’étranger, non pas dans les salons feutrés de nos ambassades comme trop souvent les artistes canadiens se limitent à le faire, mais dans les lieux d’expositions publics. Pour que son rayonnement soit le plus éclatant possible, elle devra s’accompagner d’expositions satellites, plus petites mais s’y référant toujours comme à l’exposition phare. Parallèlement, les galeries devront mener une action concertée pour affirmer une présence de cette vingtaine d’artistes dans les foires internationales, spécialisées ou non dans la photographie.
Si la peinture est encore aussi vivante à Montréal malgré l’indifférence entretenue par l’actuelle génération de conservateurs en poste dans les institutions, c’est qu’elle a su produire des monuments. Des artistes comme Guido Molinari, Yves Gaucher ou Claude Tousignant créent encore des œuvres qui suscitent l’enthousiasme. De plus, certains de ces artistes ont été de généreux pédagogues. Le même enracinement devra se faire pour la photographie si nous voulons établir une tradition similaire.
Ce positionnement stratégique de l’œuvre photographique québécoise doit être effectué rapidement car les premiers signes d’une mutation viennent déjà brouiller les cartes. L’arrivée de l’informatique dans la conception d’œuvres photographiques pourrait affaiblir l’établissement de cette tradition. Qui plus est, l’outil informatique force la redéfinition de cette pratique, ce qui ne peut que refroidir si cela est encore possible l’ardeur des collectionneurs. Mais la définition d’une œuvre photographique à l’ère des outils informatiques est un autre débat que nous nous garderons d’aborder ici.
Je ne voudrais pas que l’on résume ma proposition à une simple opération de marketing. Elle part d’une croyance profonde en l’excellence d’une génération d’artistes québécois dans la quarantaine. Nous nous devons d’en faire maintenant la promotion. Daniel-Henry Kahnweiler, le plus grand marchand de tableaux de son temps, celui qui a représenté Braque, Picasso, Gris, Léger, Derain, Laurens et Masson disait : «Ce sont les grands peintres qui font les grands marchands». Kahnweiler a toujours raison malgré l’influence néfaste de nouveaux facteurs sur la carrière des artistes tels les enjeux financiers énormes de l’art contemporain et l’utilisation d’outils de marketing sophistiqués. Toutes les conditions sont remplies pour crier haut et fort cette affirmation de la pratique photographique contemporaine au Québec. Il ne manque plus qu’un geste, un effort de regroupement pour cristalliser ce que beaucoup perçoivent intuitivement.
Aussi devons-nous travailler ensemble, artistes, galeries, commissaires et critiques pour mener à bien cette affirmation. Profitons du cinquantenaire du Refus Global pour inaugurer une ère où la photographie occupera la même place que la peinture dans le cœur des collectionneurs.
Après des études en génie géologique, Eric Devlin s’est dirigé vers la communication scientifique, profession qu’il a pratiqué pendant quinze ans. Durant les années 1980, il fonde, pour l’Association des galeries du Haut Saint-Denis, ECT Montréal, un guide trimestriel des galeries de Montréal qui deviendra une revue d’art contemporain reconnue. En 1988, il s’associe avec Jocelyne Aumont et Elena Lee pour créer la galerie Trois Points et s’en dissocie six ans plus tard. En septembre 1994, il inaugure sa nouvelle galerie au 460 Sainte-Caterine Ouest à Montréal.