Andrea Szilasi – Francine Dagenais

[Automne 1998]


par Francine Dagenais

Andrea Szilasi puise en grande partie son inspiration dans des revues scientifiques ou des traités d’anatomie. L’introduction à l’anthologie Picturing Knowledge1, nous parle de la mise en forme visuelle des concepts scientifiques.

Les diagrammes, les illustrations du corps et de ses fonctions ont toujours été perçus comme étant secondaires à l’articulation rationnelle et langagière des hypothèses scientifiques, hypothèses qui allaient ensuite se vérifier sur le plan empirique. Depuis le XVIIe siècle et les Écoles de Port-Royal, on a pris pour acquit que la pensée passait par le langage, que le visuel servait d’aide ou d’appui au langage. Les structuralistes avaient aussi examiné la question sur le plan systémique sans toutefois délaisser le concept de primauté du langage. Au contraire, ceux-ci concevaient que tout système pouvait s’apparenter au langage. Dans cette optique, une illustration scientifique nous informerait sur le plan psychologique, heuristique et par association au texte. Il s’ensuit que, jusqu’à maintenant, on n’a presque pas eu recours à la photographie comme dispositif d’illustration scientifique; à cette fin, elle aurait été perçue comme étant presque inutile. Toujours selon ce mode de pensée, l’illustration scientifique aurait servi à dépeindre ce qui est au-delà du visible. Le dessin, la ligne auraient été le véhicule épistémologique par excellence. Et d’ailleurs, on constate assez rapidement que pour certains cette attitude a toujours cours, lorsque l’on feuillette, par exemple, des périodiques tels que Scientific American ou The Sciences. The Sciences utilise presque exclusivement des œuvres d’art (très souvent abstraites) pour illustrer ses articles – parmi les artistes on y retrouve entre autres Joseph Cornell, Arthur Dove, Mark Rothko, Todd Siler. Quant à Scientific American, les diagrammes, les dessins, les simulations dépassent en nombre les photographies. Celles-ci sont toujours accompagnées de légendes détaillées, voire même encadrées d’éléments graphiques2. Pourtant, comme le propose Picturing Knowledge l’élaboration des théories scientifiques s’apparente beaucoup plus aux activités non linguistiques comme les arts visuels par exemple.

Compte tenu de l’intérêt que Szilasi porte à l’illustration scientifique, la photographie devient pour elle un choix intéressant. Elle a produit de nombreux collages constitués d’illustrations de parties du corps qu’elle combinait ensuite avec des en-têtes ou des banderoles de texte. Elle utilise d’ailleurs ces banderoles de texte, non pas comme des légendes, mais comme des éléments constitutifs de la composition, renvoi intentionnel aux artistes de l’avant-garde russe, dans l’œuvre Falling Head (1996) plus particulièrement. L’œuvre de Szilasi s’apparente surtout à la photo-sculpture, une construction hybride et nécessairement ambiguë : plus qu’une représentation bidimensionnelle, ici la photographie devient un matériau à travailler, à construire par strates3. En effet, depuis ses débuts, l’artiste s’adonne à la pratique du collage. Elle persiste toujours dans ses activités; maintenant toutefois c’est avec du papier photographique qu’elle tisse ses images plutôt qu’avec des pages de livres ou de revues. Il en résulte une sorte de tapis de corps non pas enlacés, mais en fait greffés ensemble. Sur le plan optique, cela donne l’effet d’une carte lenticulaire géante. L’œil oscille d’une photo de corps à l’autre pour finalement faire le foyer sur le nouveau corps hybride. Sur le plan psychologique reste l’impression que le corps oscille entre la désintégration et l’entièreté.

Le corps humain, les fonctions biologiques de ce corps sont pour elle une fascination. En ce sens, le corps, tout autant que la photographie elle-même, sert de matériau à l’œuvre. Il y a dans son œuvre un élément performatif très présent. On ne s’étonnera donc pas de voir son corps réapparaître à maintes reprises posé en asanas, typiques du yoga, activité à laquelle s’adonne l’artiste depuis de nombreuses années. Szilasi n’essaie pourtant pas de conférer un état de sérénité à ce corps. Elle cherche plutôt à le présenter dans un contexte de pose inhabituel, le plus souvent inversé. Pour certains, ces poses sembleraient même à l’occasion lorgner du côté sadomasochiste. Lorsque avec Hanging Figure (1996), elle présente son corps suspendu telle une carcasse, il est facile de présumer du supplice. Ce corps ou en réalité sa représentation provoque nécessairement un inconfort chez le spectateur. On est loin de la grande tradition du nu féminin : passivement séduisant, et surtout, horizontal. Cet «être-pendule» dénote davantage des nus de Francis Bacon ou les car­casses de Chaim Soutine, sorte de vanitas servant à nous remémorer notre condition humaine. Incarné et désincarné, dramatisé et dédramatisé, sujet et objet, tantôt asexué, tantôt frisant l’hermaphrodisme, ce corps se veut très souvent ambigu, défiant toute possibilité d’identification et de classification. Les identités se défont et fusionnent dans l’entrelacs des corps; on le constate dans Two Backs (male and female) (1996) tout autant que dans sa série Genitals I et II (1996). De nombreux artistes se sont attardés sur la thématique du sexe, entre autres Gustave Courbet, Marcel Duchamp, et Henri Maccheroni (qui d’ailleurs avait réalisé la série deux mille photos du sexe d’une femme). Depuis les années soixante-dix plusieurs artistes féministes se sont aussi penchées sur la question, et notamment dans les deux dernières décennies où se rencontrent de nombreux exemples particulièrement chez les performeuses Shawna Dempsey et Lori Millan (We’re Talking Vulva) ou encore les membres de House of Domination, un collectif regroupant des performeuses, danseuses exotiques et dominatrix. L’œuvre de Szilasi se distingue toutefois de ce corpus par son aspect minimaliste et sa volonté de décontextualisation. L’artiste élimine intentionnellement les indices culturels et temporels. La fragmentation des photographies déjà fragmentées, le morcellement des figures et l’aspect détaché des figures représentées concourent à produire un sens profond d’aliénation. Par contre, elle semble chercher à neutraliser l’attrait au voyeurisme de ce type d’œuvres en ayant recours à plusieurs dispositifs : l’ambiguïté du cadrage, le bougé, la présentation quasi clinique des portions de corps et finalement le tissage des bandelettes photographiques. Ces dispositifs servent aussi à saper son pouvoir de représentation à la photographie. Ainsi donc, bien que Szilasi apprécie l’illustration scientifique, son intention n’est pas de décrire le corps humain. Chez Andrea Szilasi, la photographie informe non pas par son aspect documentaire mais par son pouvoir de relater le non-dit, l’inconfort, la douleur, le plaisir.

Szilasi use avec constance de certains dispositifs qui s’apparenteraient au «proto-filmique». Anne Hollander, dans un livre intitulé Moving Pictures, développe une théorie sur l’œuvre «proto-filmique»4. Elle se penche entre autres sur les œuvres de Dürer, Holbein et Van Eyck. Selon elle, il s’agirait d’une œuvre bidimensionnelle dont la composition ou un élément de la composition semblerait en mouvance. Si au cinéma on obtient cet effet en variant l’échelle et la distance vis-à-vis de l’objet représenté, avec l’œuvre bidimensionnelle on le fait en cultivant la prégnance et l’instabilité de l’image. Szilasi viendrait rejoindre plusieurs artistes qui, depuis les années quatre-vingt, travaillent en ce sens. Pour la plupart, ces artistes réalisent des œuvres à grande échelle où le bougé recouvre l’objet représenté comme une pellicule protectrice. Ce bougé s’insère entre le regardant et l’objet, provoquant ainsi un effet de distanciation. Or, le plus souvent, le propos de l’œuvre se veut personnel voire même intime. Comme sa «figure-pendule», l’œuvre de Szilasi, vacille entre le publique et l’intime, entre le clinique et le personnel. Hanging Figure semble hésiter entre deux polarités, l’épreuve humaine ou l’épreuve scientifique, la figure serait-elle suppliciée ou servirait-elle à faire une démonstration scientifique, celle de Léon Foucault par exemple ?

1 Brian S. Baigrie ed., Picturing Knowledge, Toronto/Buffalo/London, University of Toronto Press, 1996, p. XVIII et XIX.

2 Il y a d’ailleurs une exposition intitulée On the Surface of Things, présentement en cours à Aurora (Nebraska) qui regroupe des photographies d’expériences scientifiques. Il s’agit du fruit d’une collaboration entre une photographe et un chimiste. Parmi les photographies exposées, on retrouve des pierres en très gros plan, des expériences de magnétisation de liquides et de poudres métalliques ou encore d’étranges gouttes d’eau carrées formant un damier de couleurs vives. Sur le plan visuel, ces photographies sont presque toujours abstraites et requièrent des textes explicatifs.

3 À ce propos, Lesley Johnstone et Jacques Doyon signaient un catalogue, intitulé Photo Sculpture, en 1991 qui faisait état de ce phénomène très répandu au Québec. On y discutait des œuvres de Jocelyne Alloucherie, Patrick Altman, Céline Baril, Dominique Blain, Guy Bourassa, Geneviève Cadieux, Paul Lacerte, Lyne Lapointe, Alain Paiement, Roberto Pellegrenuzzi, Sylvie Readman, Michael Snow et David Tomas. Dans son texte, Johnstone renvoie le lecteur aux écrits de Rosalind Krauss et Régis Durand. Ce dernier a baptisé ce type de production de maniériste, une étiquette qui a d’ailleurs été empruntée par plusieurs théoriciens de la photographie dont Philippe Dubois par exemple.

4 Anne Hollander, Moving Pictures, New York, Alfred A. Knopf, 1989.

Francine Dagenais est historienne de l’art, commissaire d’exposition et essayiste. Elle a contribué à de nombreuses publications d’art au Canada et aux États-Unis. Ses recherches portent sur l’autoportrait, les arts médiatiques et la réalité virtuelle. Elle est aussi traductrice spécialisée en histoire de l’art et en théorie critique.