Charles Gagnon, Observations – Mona Hakim

[Automne 1998]


Musée du Québec
Du 6 mai au 27 septembre 1998

C’est l’œuvre photographique d’un Charles Gagnon à la fois peintre et cinéaste que le Musée du Québec a choisi de présenter sur ses cimaises. Observations propose un parcours rétrospectif couvrant les années 1965 à 1995 sous l’entière responsabilité de l’artiste, précisons-le, quant à la sélection et la disposition physique des œuvres. À l’image de ses clichés, l’accrochage y est rigoureux et rationnel avec ses cent onze tirages de format identique défilant par plan séquentiel sur une longue bande continue. Une bande se déployant d’un bout à l’autre des trois salles à peine cloisonnées qui lui sont consacrées.

L’univers de Charles Gagnon en est un, hyper ordonné. Son corpus iconographique centré sur les sites urbains et naturels est a priori assujetti à une géométrie de l’espace. Édifices publics et leurs façade, rampe d’escalier, treillis, cloison, porte, fenêtre sont autant d’éléments récurrents en forme de grilles axiomatiques décrivant un monde sous contrôle. On ne cesse de suivre les liens dialogiques entre les formes sérielles, les angles obtus, les lignes parallèles, les plans frontaux et les masses rectangulaires qui circulent non seulement dans chacune des images mais d’une photographie à l’autre. D’autant que Gagnon semble avoir évité l’accrochage chronologique supprimant ainsi tout ancrage temporel (elles semblent avoir été toutes réalisées au même moment) au profit de connivences formelles entre les groupes d’œuvres.

Si l’aspect très froid, quasi austère et impénétrable des œuvres est redevable de leur structure formaliste, il est également tributaire des espaces désertiques, qu’ils soient urbains ou naturels, captés sous une lumière crépusculaire. Présents au début des années 60, les personnages disparaîtront graduellement au profit de rues silencieuses et d’horizons exigus. Ne résistent que les arbres emprisonnés sous les masses bétonnées, symptôme d’une nature dominée par la culture, une nature domestiquée et suffocante.

Le regard critique que le photographe semble porter sur son environnement n’est pourtant pas celui du commentaire social ou identitaire (propre au documentaire des années 60 et 70), mais se rapproche plutôt d’une vision métaphysique où l’objet d’investigation transcende le perçu. D’où cette atmosphère de mystère et de malaise, si présente dans ces photographies. C’est cette propension au formalisme mise au service d’une nature contrôlée – et rendue quasi abstraite – qui est clairement énoncée ici. Et c’est bien l’habile convergence de ces deux pôles que sont la prise directe des choses et l’angle formel qui fait dévier cette réalité qui a logé le travail de Charles Gagnon dans une case à part, mais non moins déterminante, au sein de la grande famille de la photographie documentaire québécoise et canadienne.

Entre ces deux pôles réside un humour caustique, qui vient, avec bienvenue, alléger le poids de ces sites stoïques. On pense entre autres à Sculpture de Donald Judd, où l’objet d’art se confond à la linéarité sèche des portes d’ascenseurs d’un édifice gouvernemental. L’humour possède ici des résonances surréalistes, comme celles que possèdent d’ailleurs l’ensemble des compositions avec leur amalgame insolite (pourtant réel) d’objets.

Dans le volumineux catalogue qui accompagne l’exposition, Penny Cousineau aborde le caractère métaphysique des photographies en insistant abondamment sur la symbolique des référents tels que porte, fenêtre, ligne tracée, tas de cailloux et de sable, grillage, perspective bloquée, omniprésents dans l’œuvre de Gagnon. Pressentant la mort au sein de ses paysages arides aux horizons rabattus, Cousineau perçoit à travers les nombreuses portes et fenêtres «deux zones de réalité» où les ouvertures et barrières sont des lieux de passage vers un ailleurs, ou du moins, donnant accès à un espace ontologique. L’interprétation de l’auteur est juste. Or le souci exacerbé de la grille formelle dans le travail de l’artiste est à lui seul troublant. Celui-ci semble recréer un monde sous (sa propre) observation, cette dernière elle-même soumise à l’obsession de l’ordonnance.

On sait depuis les années 50 les allégeances formalistes de Charles Gagnon, alors que l’œil du photographe se confond à celui du peintre. Car en fait, sa photographie, auto­référentielle, ne renvoie-t-elle pas à son propre procédé de reproduction, où la fenêtre est celle du viseur, où la mise en abîme du cadre de même que les reflets de vitrines sont des superpositions de niveaux de réalité que seule la photographie peut capter ? En cela, Gagnon a certes été au cœur d’une pratique influente pour une bonne génération de photographes. L’exposition insiste d’ailleurs passablement sur les années 70 (moments forts de l’esthétique formaliste). On aurait pourtant aimé d’avantage d’œuvres récentes, histoire de mieux mesurer les métamorphoses et progressions d’une telle esthétique, non seulement en rapport à la production globale de l’artiste, mais concernant l’impact qu’elle possède dans le contexte actuel. Le bref corpus des années 90 nous donne à peine quelques indices avec des paysages plus naturels qu’urbains, des horizons sensiblement plus larges et des champs de cactus (cette série est des plus captivantes) qui jouent, avec mordant, à la symbolique des motifs et des signes calligraphiques.

Pour compléter la rétrospective, il faut lire dans le catalogue d’exposition la transcription d’une entrevue très bien menée par Olivier Asselin avec Charles Gagnon. Ce dernier confie ses opinions sur le médium, sur sa propre position devant les événements, sur la vie, sur la mort. Un complément sensible à lire entre ces images impassibles.