[Automne 1998]
par Régine Robin
La série Romanesques, Alain Robbe-Grillet, un des premiers à avoir réfléchi aux nouvelles formes de mise en scène de soi, mêle constamment des éléments d’intertextualité, des éléments réellement biographiques, des vérités subjectives, des clichés, fantasmes collectifs, obsessions personnelles, tout un arsenal mythique, et du romanesque assumé comme tel.
Par toutes sortes de ruses énonciatives, le lecteur doit renoncer à toute certitude, à toute stabilité causale ou logique. D’ailleurs, pour conforter son propos mystificateur, l’auteur dit que pour beaucoup de gens qui ont connu Marguerite Duras, l’existence du fameux Chinois de ses derniers livres dits «autobiographiques» était sujette à caution. L’histoire de son apparition serait à peu près celle-ci. Pour se faire un peu d’argent, le fils de Marguerite Duras avait réuni de vieilles photos qu’il avait trouvées au grenier, des photos datant de l’adolescence de sa mère en Indochine. Il va les proposer à un éditeur d’art. Ce dernier lui dit que les livres de photos ne se vendent pas bien. Il suggère que Marguerite Duras écrive un petit texte autour de façon à en faciliter la publication. L’écrivaine regarde l’ensemble de ces clichés et invente ce qu’elle appelle la «photo manquante». Elle imagine donc la luxueuse voiture franchissant le fleuve sur un bac. Elle écrit soixante pages accompagnant les photos. L’éditeur refuse.
Jérôme Lindon, aux éditions de Minuit, pense alors : «C’est génial ce livre, la seule chose c’est que les photos sont vraiment sans intérêt». Alors il publie tout le livre tel qu’il est écrit, avec les commentaires sur la «photo manquante»… sans les photos. Au centre de ces photos qui manquent, il y a La photo manquante qui manque, et la question «Le Chinois a-t-il existé ou pas ?» devient source d’un rayonnement de sens possibles. Si cela n’est pas réel non plus, aucune importance, l’introduction d’un mensonge ou d’une modification fondamentale d’une réalité consciente […] va devenir pour les autres et pour soi-même producteur de sens possibles de sa propre existence1[…].
Cette nouvelle autobiographie, cette autofiction sera fragmentaire, sans visée unificatrice. Prise dans l’imaginaire, elle connaît ses limites et en joue dans tous les sens du terme :
Peut-on la nommer «Nouvelle Autobiographie», appellation qui a déjà rencontré quelque faveur, comme on parle de «Nouveau Roman» ? Ou bien, de façon plus précise – selon la proposition dûment étayée d’un étudiant une «autobiographie consciente», c’est-à-dire consciente de sa propre impossibilité constitutive, des fictions qui nécessairement la traversent, des manques et apories qui la minent, des passages réflexifs qui en cassent le mouvement anecdotique, et, peut-être, en un mot, consciente de son inconscience2.
Ce sera une pensée de la ruine, un effet d’un monde sinistré, d’une époque de désastre et de naufrage. Le texte fragmenté accompagne comme son ombre «l’enruinement du monde». Il reste à construire sur ces débris.
La construction autofictionnelle joue des deux côtés de l’image trompe-l’œil. Elle feint de prendre en compte le clivage du sujet, d’inscrire la perte de la coïncidence de soi avec soi, mais en même temps, faute d’altérité, elle ne veut pas abandonner sa position de maîtrise. Elle tend à occuper toutes les places, tous les lieux, peut-être parce qu’elle sait, comme le dit excellemment Serge Doubrovsky, qu’il n’y a aucun lieu qui soit une place.
L’ouvrage Roland Barthes par Roland Barthes retiendra notre attention. Le verso de la couverture porte une mention manuscrite de la main de l’auteur : «tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman 3. Le texte est précédé de photos dont un grand nombre renvoient à la famille, à l’enfance et à l’adolescence. Elles sont légendées ou commentées mais avec un commentaire décalé. Certaines concernent l’adulte, le professeur. Deux photographies, l’une de 1942, l’autre de 1970, où il est assis à son bureau, fumant une cigarette, comportent, en regard, le texte suivant :
«Mais je n’ai jamais ressemblé à cela ! Comment le savez-vous ? Qu’est-ce que ce «vous» auquel vous ressembliez ou ne ressembliez pas? Où le prendre ? À quel étalon morphologique ou expressif ? Où est votre corps de vérité? Vous êtes le seul à ne jamais vous voir qu’en image, vous ne voyez jamais vos yeux, sinon abêtis par le regard qu’ils posent sur le miroir ou sur l’objectif quand ils te regardent : même et surtout pour votre corps, vous êtes condamné à l’imaginaire 4.»
Roland Barthes par Roland Barthes donne à lire le «pluriel de charmes» d’un sujet pulvérisé. Pourtant, en filigrane, tous les lieux communs du biographique y sont inscrits mais ils sont tous déplacés, déconstruits, cassés, retournés de façon à ce que «pacte autobiographique» et «pacte romanesque» soient malmenés dans l’entreprise textuelle, autofictionnelle.
Dans une étude récente, F. Gaillard a bien montré qu’il s’agit chez lui d’opposer aux complaisances d’un soi qui resterait pris dans la biographie, un moi mis à distance5. Il serait question ici d’un biographique sans la biographie, d’un imaginaire vidé de toute imago. Car, si le soi est du côté de la fixité, de l’image, de l’achevé, du stéréotype, le moi est ouvert au jeu, à l’indécidable, à l’inachevé, au biographème.
Il y aurait comme deux aspects du moi, «le moi et le soi». Par ailleurs, Roland Barthes opposait dans La Chambre claire le studium au punctum6.
Le studium, ce sont les parcours obligés du cycle de vie, les grandes étapes qui rythment les biographies : scolarité, entrée dans le monde du travail, départ du foyer parental, formation d’un foyer indépendant, mariage, naissances, mort des proches, retraite, changement de lieu d’enracinement par remariage, émigration, etc. C’est aussi, pour l’homme public ou pour l’écrivain, les grands événements où diverses temporalités s’entrechoquent, les dates de publication, etc. Dans la photographie, en effet, R. Barthes repère d’abord des marques informatives, éléments de savoir que l’on reconnaît dès lors qu’est partagée la même culture que le photographe, ou qui peuvent être reconnus dès lors qu’est acquis le savoir nécessaire pour décrypter la photo. Le studium informe, représente, fait signifier. Il travaille sur un sens «déjà-là», «déjà-dit», «déjà-représenté». Le studium, c’est l’investissement sociologique de la photo. Il est toujours codé, attendu. Il chasse l’incongru. À cet univers «idéal-typique», «unaire», R. Barthes oppose dans la photo le punctum, excès de sens, détail qui mobilise l’affect, choc, surprise, contingence dont le sens échappe, car il ne peut d’emblée se classer, se ranger dans une catégorie conceptuelle préalable. Au punctum correspond le biographème. Non pas la linéarité apparente d’un trajet, mais des détails, des inflexions, une vie trouée, l’irruption de signifiants inattendus.
C’est en rangeant et en classant des photos, après la mort de sa mère, que R. Barthes eut la fulgurance qui lui fit trouver la notion de punctum. Il n’attendait rien du rangement de ces photos. Il savait qu’elles ne l’aideraient pas à faire son deuil. Tout le séparait d’elles. Il tombera cependant sur une photo de sa mère enfant, photo qu’il ne fera pas figurer dans son recueil. Ce qu’il y verra c’est l’innocence de sa mère, sa bonté. Elle ne prend pas la pose. Cette photo dit infiniment plus la vérité de sa mère que son identité, elle souligne sa singularité, son «air», quelque chose d’elle-même qui n’est pas figé dans une imago.
La «bonne» photographie est celle qui surprend, qui dit l’incongru, qui sort de la pétrification par quelques détails qui arrêtent le regard, venant pulvériser le code par un «supplément», un excès, un déport. Et c’est là que nous retrouvons l’aventure de Roland Barthes par Roland Barthes, livre écrit contre les images figées, réifiantes, codées, ainsi que contre les modèles narratifs, énonciatifs, rhétoriques ; un livre écrit contre tout ce qui arrête le parcours existentiel en le faisant rentrer dans une identité. Dans La Chambre claire, Roland Barthes écrit à quel point la «ressemblance» est un leurre. La ressemblance est la conformité, elle est de l’ordre de l’identité.
«Personnage de roman sans nom propre, nous sommes bien là aux limites de l’autobiographie dans sa dissolution même, disons, dans une autofiction7.» Sur un tout autre plan, l’entreprise de Sophie Calle, autre championne de l’autofiction, dérange par les problèmes déontologiques que sa démarche pose. Photographe narrative, elle piétine la vie privée des autres, leurs secrets, elle leur vole leur image ou leurs images potentielles parce qu’en réalité elle n’a pas d’image d’elle-même. Elle joue sur une place vide. Elle expérimente sur le biographique à la recherche de soi. Suivre un inconnu, faire intrusion gratuitement dans la vie de quelqu’un qu’elle ne connaît pas. Se faire suivre soi-même par un détective privé, autant de jeux dangereux sur l’identité, sur soi et l’autre, sur «qui est qui ?»
De Joseph Roth à Fernando Pessoa, de Philip Roth à Romain Gary et à Serge Doubrovsky, nombreux sont les écrivains et les artistes qui cherchent par cette «autobiographie indirecte» à dire «leur vérité8».
Aujourd’hui, par le texte, la photo ou l’installation, l’autofiction pose le problème de la fragilisation des identités ! On posera que l’identité en tant que telle est une production imaginaire dont les sociétés et les individus ont besoin, qu’ils ne peuvent se passer des processus d’identification dont parle Freud, ou, sur un autre plan, «d’identité narrative», selon la belle formule de Paul Ricoeur. L’auto|fiction est la forme postmoderne du récit de soi, en attendant le «Cybersoi».
1 Alain Robbe-Grillet, in Autobiographie et avant-garde, Alfred Hornung et Ernstpeter Ruhe (eds), Gunter Narr Verlag, Tübingen, 1992.
2 Alain Robbe-Grillet, Les derniers jours de Corinthe, Paris, Les éditions de Minuit, 1994, p17.
3 Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Écrivains de toujours, Éditions du Seuil, 1975.
4 Ibid, p.40
5 F. Gaillard, «Barthes: le biographique sans la biographie», Revue des Sciences humaines, no 224, 1991 (4), p.103
6 Roland Barthes, La Chambre claire: note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard/Seuil, 1980
7 Ibid
8 On retrouvera une définition plus complète et de nombreux exemples de l’autofiction dans Régine Robin, Le Golem de l’écriture. De l’autofiction au Cybersoi, Montréal, XYZ, 1998.
Régine Robin a fait ses études à Paris. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure, agrégée d’histoire et Docteur d’État, elle est aussi membre de la Société royale du Canada. Elle est professeur au département de sociologie de l’UQAM. Elle a publié de nombreux ouvrages parmi lesquels La Québécoite (Québec-Amerique, 1983), Le réalisme socialiste. Une esthétique impossible (Paris Payot, 1986, Prix du Gouverneur général 1987) et récemment L’immense fatigue des pierres (XYZ, 1996) et Le Golem de l’écriture. De l’autofiction au Cybersoi (XYZ, 1997).