[Été 1999]
par Mona Hakim
Dans le vocabulaire psychologique, l’affection désigne tout état de la sensibilité, toute condition psychique accompagnée de plaisir et de déplaisir. Du point de vue affectif, la sensibilité est cette faculté de sentir, éprouver des sensations, des sentiments, des émotions et des passions.
Vaste univers secret et vibrant qu’est celui de l’affection. «Zone d’indétermination dès que le matériau passe par la sensation», disent Deleuze et Guattari à propos de l’affect1. De même famille sémantique, les termes affect et affection peuvent en effet être confondus, à cette différence toutefois que le premier réfèrerait au seul contenu sensible, alors que le second serait de l’ordre de la manifestation, du sentiment de proximité entre les êtres et les choses. Logé entre le concept et le percept, l’affect est néanmoins cet aspect trop souvent négligé dans l’art, éclipsé au profit de facultés plus cognitives ou théoriques. L’affection, quant à elle, réclame davantage ; elle présuppose l’abandon de soi, l’échange, l’engagement. Valeurs accessoires pour les uns, elles sont pour un artiste comme Carl Bouchard au centre de son travail de création multidisciplinaire. Sa mise à nu du corps à laquelle répond une mise à nu des sentiments courtise le territoire de la psyché et semble conditionnée par des principes sensualistes. Plus qu’une simple propension à entretenir un regard sur soi (que certains diront narcissique), ses autoportraits ou scènes affectives, traitent plus précisément de la part de responsabilité de chaque être dans son regard porté sur l’autre.
Quémander l’affection résume bien l’état d’esprit dans lequel gravite l’univers de cet artiste. Le corps à corps entre lui et un amant au volant d’une moto virtuelle exprime une proximité factice, un écart affectif et physique tangible entre les corps. Carl Bouchard confronte sa propre mise en scène – comme prolongement d’une réalité intime – à celle fictive du jeu d’arcade créant une dissension entre deux niveaux de réalité.
Le jeu constitue une composante prédominante dans son travail. Transcription littérale du jeu dans Quémander l’affection, il se veut plus théâtral dans le triptyque photographique Tellement différente – dont le titre parodie le nom d’une crème de beauté en guise de métamorphose esthétique. Accompagné de Martin Dufrasne, Carl Bouchard se prête, dénudé comme son acolyte, à une séance insolite de rasage en trois tableaux captée par l’œil d’une caméra en plongée. S’y joignent, ciseau en main, l’artiste-soignante chargée du rasage (Claudine Cotton) et un artiste-témoin de la scène (Guy Blackburn). C’est dans un espace propice à la tension, au risque et à l’imprévu que cherche à s’instaurer ici un climat de confiance et de respect mutuel au sein d’une communauté de pairs. La notion de témoin s’avère un second axe déterminant. Déterminant dans la mesure où ce témoin doit jouer, à l’instar du spectateur que nous sommes, un rôle à la fois de voyeur et de complice. Une position inconfortable que viennent étayer des mises en scènes dont les actants sont dépourvus de toutes inhibitions tel l’autoportrait La Solitude où l’asepsie va encore plus loin dans cet inconfort. Soixante images photographiques ont subtilisé les soixante plaquettes des minutes d’un radio réveille-matin, chacune des photos reproduisant l’ombre d’une masturbation portée sur le mur d’une chambrette sombre. L’image peut s’animer dès lors que nous acceptons de manipuler le bouton latéral. Dans cet objet en forme de flip-book, le jeu est cette fois interactif faisant du spectateur «le moteur d’un geste solitaire», pour employer les termes de l’artiste. Autrement dit, le spectateur témoin étant mis à contribution, transite d’une position passive de voyeur à une position de complice de la scène, à condition que celui-ci fasse preuve d’engagement, tant physique que moral.
La connotation nettement sexuelle de cette dernière œuvre laisse place à un registre plus poétique et plus lyrique dans Mon amour et dans Un jour mon prince viendra. Dans le premier cas, l’appel à la sollicitude transparaît de manière onirique, voire quasi mystique à travers quatre séquences infographiques de mains ouvertes sur fond de ciel nuageux et du portrait de l’artiste orné d’une plume d’oiseau dans une narine.
Même quête affective dans Un jour mon prince viendra, photographie captée à partir d’une intervention in situ2. Sur la fenêtre d’un lieu d’exposition, une pellicule écran en vinyle perforé fut déposée afin d’imiter le ruissellement de la pluie. Absents, les personnages ne sont évoqués que par le seul facteur temporel : temps d’attente, qu’insinue autant le titre de l’œuvre que le climat dramatique dû à l’effet de condensation sur la vitre ; temps lourd, insufflant un poids supplémentaire au réquisitoire initial. Ici, la charge émotive suinte littéralement de la fenêtre. Ne serait-on pas dans cette zone d’indétermination dont parlent Deleuze et Guattari, celle, poursuivent-ils, que seule la puissance d’un fond (pictural) capable de dissoudre les formes peut imposer3 ?
Faut-il de plus mentionner que l’artiste avait prévu de s’installer près de la vitrine pendant la durée de l’exposition. L’anecdote n’est pas superflue, car elle démontre bien que son implication ne réside pas tant dans l’acte photographique (la prise de vue ici est de Paul Cimon) que dans son intervention sur le site. Sa production viserait donc moins la création d’objets que l’attitude artistique elle-même.
On l’a dit, le travail de Carl Bouchard se construit sur des bases relationnelles. Relation entre lui et ses acolytes, entre lui et le spectateur témoin. Ses personnages sont des êtres nécessiteux et vulnérables, en position d’abandon et de partage. Les mises en scènes fictives, voire transgressives tentent, tant bien que mal, d’accéder à des contacts affectueux, à une reconnaissance, de s’accrocher à une réalité tangible et authentique. Elles sont des manifestations de clameurs. Très près de la performance, ces mises en scènes dégagent une impression d’urgence que la photographie chercherait à saisir. Une photographie attentive aux choses dans leur durée. Une pratique de l’artiste consiste d’ailleurs à s’approprier des éléments d’œuvres antérieures, les réanimant d’une production à l’autre au gré du temps et des événements.
Se voir en amour en est un bel exemple. Par une technique de collage, l’artiste a superposé deux images de son propre corps nu captées à deux années d’intervalle, de sorte que l’un (les yeux bandés) soutient l’autre sur ses épaules, en attendant qu’un troisième corps vienne s’y ajouter. Portée par l’abandon de soi, l’œuvre tourne autour du dédoublement, du désir de se voir aveuglément en état d’amour. La dimension du temps et du fardeau demeure toutefois sous-jacente, resserrant les liens entre les intentions et le drame, entre le réel et le leurre. Le pied sur le déclencheur à retardement, le modèle aux yeux clos ne semble-t-il pas résister ainsi à son propre regard porté sur lui ? Comme s’il nous retournait la responsabilité du contact possible, la responsabilité de nos visions et de nos actes.
Cette quête affective qui sourd de l’œuvre de Carl Bouchard ne fait-elle pas crûment écho à celle de l’art en général, de l’art en tant que système fondamental de relation aux autres ?
1 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, Paris, 1991, p. 164
2 L’intervention a été réalisée dans la vitrine de la galerie Séquence à Chicoutimi.
3 Ibid. Je paraphrase ici une des définitions des deux auteurs.
Mona Hakim vit et travaille à Montréal. Elle enseigne l’histoire de l’art au CEGEP André-Laurendeau. Critique d’art, elle écrit pour plusieurs revues d’art visuel dont Parachute et CVphoto et a collaboré à de nombreux catalogues d’exposition. Mona Hakim a également réalisé, à titre de commissaire, les expositions La photo s’installe (Maison Hamel-Bruno, Québec, 1996) et Vanités (Université du Québec à Montréal, 1997).