[Été 1999]
Observatoire 4
10 avril au 8 mai 1999
Avec un titre comme « Orgies et Cannibalisme », nous pouvons facilement anticiper la présentation d’un univers cru et bestial. Or, les montages photonumériques de Ghenadi Gatev nous plongent en des lieux aux antipodes d’un réalisme brutal. Nous sommes dans un monde édulcoré où les drames importants qui s’y produisent n’affectent personne, les humains y étant remplacés par des jouets. De la poupée suicidée par pendaison aux oursons en peluche manœuvrant des tanks, les scènes construites par l’artiste bulgare ont tout du déguisement, du factice, de l’artificiel. Un ourson souriant muni d’une tronçonneuse menace son congénère, tout aussi serein, d’une amputation qui s’annonce, ma foi, assez joyeuse. Une autre image : un magnifique paysage alpin – digne des cartes postales les plus typiques de ces régions – présente, au premier plan de ces cimes ensoleillées, sur une jolie rivière, un accident terrible en devenir entre un ourson et un petit gorille blanc qui conduisent respectivement moto marine et canot pneumatique. Toutes ces actions au potentiel, à tout le moins dramatiques, se déroulent dans une atmosphère ludique et puérile. Cette première exposition nord-américaine de l’artiste nous introduit dans un monde fantaisiste et insolite qui mélange la cocasserie au danger menaçant.
Par leur surplus d’inauthenticité, ces constructions de Gatev soulignent efficacement la manière dont les médias affectent par l’image ce que nous considérons appartenir au réel. Nous n’y croyons pas vraiment et finalement cela ne nous importe plus. Ce travail semble à cet égard en étroite filiation avec la photographie postmoderniste des années vingt où un des thèmes prédominants visait la déconstruction du processus de corruption de la vérité inhérente aux médias. Cette problématique largement inspirée du poststructuralisme des Baudrillard et Foucault a nourri un nombre important de photographes pendant plus d’une décennie. L’originalité du travail de Gatev réside dans le fait que ces images présentent un trop-plein de faux. On ne joue plus sur un monde possible comme le faisait auparavant Cindy Sherman ou encore les membres du groupe Pictures mais plutôt sur le vide et la perte d’un monde naturel. Gatev construit un monde dénaturé et semble ainsi vouloir démontrer par l’absurde comment les modes actuels d’information font plus que nous tromper et changent littéralement notre conception du réel. Ces images questionnent cette perte d’intensité, de sensibilité à l’égard des images véhiculées par les médias. Nous avons l’impression devant ces œuvres que les images médiatiques ont fait de nous des touristes et des voyeurs, étrangers à notre propre expérience. En sommes-nous là véritablement ? On sent bien dans ce scepticisme l’empreinte philosophique de Baudrillard. D’ailleurs le texte de présentation souligne que le titre de l’exposition s’inspire du livre Amérique dudit auteur. Mais cette civilisation de l’image qui émerge au XXe siècle menace-t-elle à ce point notre humanité, notre naturalité, comme le laissent entendre nombre de philosophes et plus particulièrement Baudrillard dont semble s’inspirer Gatev ?
Dans ce monde mis en scène par l’artiste bulgare, la souffrance n’existe plus, le soleil brille, le sport se fait sans effort, les guerriers guerroient en souriant, les « gens » se mutilent en riant, bref tout va très bien. Devant ces petites scènes d’horreur édulcorées, on ne peut qu’être en accord avec cette prise de position qui souligne les effets de banalisation du drame humain suscités par notre ère médiatique. Le propos est juste et fort louable mais il faut cependant conserver une certaine distance critique à l’égard de ce cynisme. Ce discours ambiant à l’égard du rôle de l’image dans la communication est aussi porté par quelques figures philosophiques dominantes qui façonnent les tendances culturelles et intellectuelles. Et certaines disciplines comme la philosophie, entretiennent depuis toujours une méfiance systématique à l’égard de la communication par l’image. En effet, bien que le statut épistémologique de l’image ait constamment fluctué au cours des siècles, on peut, sans trop risquer, avancer que l’histoire de la philosophie occidentale est généralement pusillanime à l’égard de l’image, et les trente dernières années n’ont pas démontré le contraire. De Platon à Baudrillard en passant par Virilio et Eco, les prémisses et les médiums changent (de la peinture au cyberespace) mais le scepticisme demeure. Les nouvelles cibles de ces attaques conceptuelles sont la télévision, les images photonumériques et la réalité virtuelle. On théorise aujourd’hui l’image et son rôle dans les médias bien souvent pour la dévaluer et souligner ses effets pervers. Hormis quelques historiens de la culture et sémioticiens, il est en effet saisissant de constater que le regard critique sur le rôle de l’image dans la communication demeure, plus souvent qu’autrement, hautain pour ne pas dire méprisant. Avec l’inflation de l’imagerie des dernières décennies, nous assistons, en quelque sorte, à l’émergence d’un nouvel iconoclasme dont il faut bien comprendre les articulations implicites. À titre d’exemple, Gilbert Durand, dans son essai philosophique sur l’image, participe à cette entreprise de dénigrement : « […] l’explosion vidéo, fruit d’un effet pervers, est grosse d’autres redoutables effets pervers qui menacent l’humanité du Sapiens »1.
Bref, ces œuvres de Gatev questionnent et dérangent par leur surcroît de raillerie qui déborde du contenu pour toucher la forme. Outre l’esthétique franchement kitsch, il faut également souligner que chacune des images imprimées sur matériau translucide est présentée dans une petite boîte métallique et blanche dont le dispositif d’éclairage, très rudimentaire, crée un halo plus intense au centre de l’image. En plus d’évoquer la possibilité d’un « petit téléviseur primitif », ce choix de présentation fruste ajoute considérablement à cette impression d’un trop-plein de faux, d’une moquerie généralisée. Gatev pousse tellement loin le ridicule – et voilà la force conceptuelle de ce travail – que nous ne savons pas de manière certaine ce que l’artiste tourne ainsi en dérision : les médias ou plutôt ce qu’on en dit…