[Été 1999]
par Jennifer Couëlle
Elle sert tantôt l’amitié, tantôt l’amour. Elle est synonyme de tendresse comme de désir. Elle traduit la bienveillance et peut conduire à la passion, mais subsiste aussi dans le simple plaisir. Car l’affection marque avant tout un intérêt. Pour une personne, un lieu, un climat, un phénomène et, pourquoi pas, un objet.
Si l’affection est parfois retenue, son élan est de se répandre. L’indifférence lui étant par essence étrangère, elle est gage du senti et en cela, chacune de ses manifestations nous rappelle que nous vivons ; que je sens donc je suis ! « Les qualités du cœur, écrivait l’anticonformiste et très lucide marquise de Lambert, sont beaucoup plus nécessaires que celles de l’esprit : l’esprit plaît, mais c’est le cœur qui lie.1» C’était il y a trois siècles.2 C’était hier. C’est aujourd’hui.
L’affection, peu importe son degré, son objet ou sa destinée, répond à un besoin vital. Elle comble le vide de l’homme renvoyé à lui-même. Un vide en ces temps accusés, estime le sociologue Francesco Alberoni. « Le monde moderne, écrit-il, est caractérisé par une évolution des fonctions. Autrefois personnalisées, particularistes, affectives, elles tendent à devenir aujourd’hui indifférenciées, marchandées et neutres.3» Est-ce à dire que nous sommes devenus des êtres indigents, en manque accru de rapports affectifs ? Quoiqu’il en soit, il apparaît évident qu’il faille reconnaître une autre sphère pour répondre à ce besoin essentiel.
Non seulement notre système social ne fournit-il pas, mais il fait écran. Reste le domaine privé. Habitat naturel de l’affection, celui-ci se trouve aujourd’hui investi d’une valeur symbolique. Tout spécialement lorsqu’il est révélé, sciemment, lorsque s’opère ce glissement, de plus en plus présent dans la photographie contemporaine, du privé vers le public. Ainsi, devenue représentation, l’intimité des uns correspondrait aux icônes affectives des autres. Grand bien nous fasse.
Ce numéro thématique de CVphoto constitue l’une des réponses possibles à une question que nous nous sommes posées : comment l’affection est-elle représentée dans les pratiques photographiques actuelles ? Souhaitant respecter la nature variable de notre sujet, nous avons invité à s’exposer en ces pages des artistes aux parcours et aux préoccupations manifestement différents. À une exception près, bien entendu. Tous partagent une volonté de laisser transparaître ou de mettre à nu cet état sensible et psychique nommé affection.
La vidéaste montréalaise Sylvie Laliberté n’a peur ni des mots ni des soubresauts de la tendresse. Elle signe la rubrique «Point de vue» comme on rédigerait un petit traité contemporain de l’affection. Chez l’Américaine d’origine canadienne Laura Letinsky, c’est au lit quotidien qu’on se lie. Familièrement, tranquillement. Des environnements intimes imprégnés de sens, dont les modes de communication sont analysés ici par Marie-Josée Jean. De Chicoutimi, l’artiste multidisciplinaire Carl Bouchard nous plonge dans l’intensité, parfois trouble, du besoin d’affection. Elle est chez lui à la fois amour, sexualité, abandon et responsabilité. La critique Mona Hakim en discute avec une attention soutenue. Quant au Français Bernard Plossu, son œuvre se lit comme un poème où seuls quelques vers suffisent à traduire l’effleurement de ce qui est grand. Chez lui, deux vagues, un paysage, sa femme, ses enfants. À ses images enveloppantes d’affection, Serge Tisseron réfléchit avec éloquence. Avec aussi une certaine audace permettant d’envisager une « nouvelle mythologie familiale. »
Voilà. Pour le reste, nous espérons que vous regarderez, que vous lirez, que vous sentirez.
1 Madame de Lambert, « Traité de l’amitié », De l’amitié, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1999, p. 46.
2 Ce Traité de l’amitié aurait probablement été rédigé à la fin des années 1600.
3 Francesco Alberoni, L’Amitié, traduit de l’italien par Nelly Drusi, Paris, Pocket, 1995, p. 8.