[Été 1999]
par Marie-Josée Jean
« La frustration aurait pour figure la Présence (je vois chaque jour l’autre, et pourtant je n’en suis pas comblé : l’objet est là, réellement, mais il continue à me manquer, imaginairement)… L’absence est la figure de la privation; tout à la fois, je désire et j’ai besoin. Le désir s’écrase sur le besoin : c’est là le fait obsédant du sentiment amoureux. »
— Roland Barthes1
Le lit et la chambre à coucher, leur ambiance érotique, ont plus d’une fois servi à illustrer l’intimité, à exprimer ce qu’il y a de privé dans la relation de soi à l’autre. La photographie contemporaine a souvent eu recours à un tel décor pour camper ses actions dans un espace intimiste et autobiographique. On pense notamment aux images lubriques de Larry Clark, aux scènes révélatrices dans lesquelles s’expose Nan Goldin ou encore aux plongées impudiques de Mary-Ellen Mark sur l’intimité des prostituées au lit avec leurs clients. Ces images misent sur la provocation pour exprimer la marginalité, celle de l’homosexualité par exemple, des vies qu’elles documentent. Parce qu’elles exhibent l’intimité, dans une visée transgressive et revendicatrice, ces images sont de véritables représentations sociales de l’espace privé. Or il existe d’autres représentations, beaucoup plus discrètes celles-là, qui ne cherchent rien à transgresser. Tout au plus souhaitent-elles saisir de furtives et tacites complicités entre les couples dans l’intimité du quotidien. Ces images sont troublantes justement parce qu’elles résistent au texte social.
Les photographies de Laura Letinsky souscrivent à cette forme particulière de l’intime. Depuis le début des années 1990, la photographe s’intéresse à la complexité des rapports amoureux entre hommes et femmes, qu’elle met en scène avec la complicité d’amis et de gens de son entourage. Plutôt que de reproduire des intimités sensationnelles, la trame fictive de chacune de ses petites scènes s’appuie sur la réalité du quotidien amoureux et de ses faits anodins. L’accent y est mis sur l’attraction des corps, les caresses et la nudité des amants, les signes et les gestes affectueux qu’ils échangent, et tout cela favorise l’expression d’une complicité et d’une tendresse, palpables dans la série Venus Inferred. Cette ambiance lascive intensifiée par le jeu de cadrage produit par les portes, les fenêtres et les miroirs, nous enserre dans un monde clos de manière à rejouer la proximité des couples dans l’espace domestique. Ce décor exigu sert de cadre à l’espace affectif des personnages et met à nu le désir, la sensualité mais aussi toute la vulnérabilité contenue dans ces moments de grande intimité.
Letinsky élabore ses scènes intimistes avec le souci de faire émerger les pensées secrètes et profondes des personnages et, peut-être plus précisément celles des personnages féminins, rappelant en cela l’une des grandes thématiques de Vermeer. On pense, par exemple, aux célèbres scénographies de l’attente où le peintre a isolé des personnages féminins dans la plénitude de l’instant où elles lisent une lettre, celle de l’amant absent manifestement. La distance de l’autre a souvent été utilisée par Vermeer pour évoquer le désir tout en respectant la pudeur qu’imposait le XVIIe siècle. Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, cette distance ne s’éprouve pas uniquement lorsque l’autre s’absente : elle peut se manifester à tout moment et cela malgré la proximité physique de l’autre. Les images de Letinsky se saisissent souvent de ce paradoxe et dépeignent les couples avant ou après l’amour, retenant les moments où les sujets féminins sont émotivement distants. Leur attitude, la nonchalance des unes ou l’air absent des autres, manifeste leur propre individualité dans cet écart qu’elles imposent à l’autre. Si cette attitude distante permet de briser le rapport de soumission dans laquelle l’imagerie érotique a le plus souvent exhibé la femme, il ne faudrait pas la réduire à une simple revendication féministe. Il s’agit plutôt de comprendre comment les pôles du «moi» et de «l’autre», loin de se confondre dans l’intensité amoureuse, tendent à marquer chacun leur territoire intime.
L’écart produit par la distance de certains personnages féminins ouvre un espace indispensable où s’éprouve ce qui les affecte de l’autre. L’affection survient alors comme un besoin de combler cette distance. Ainsi, pourrions-nous dire que cet écart constitue un apport indispensable à toute relation de couple puisque, d’un même mouvement, il préserve l’espace privé et intime des individus en cause et, motive leur besoin de rapprochement et de proximité. L’affection pourrait alors se définir comme une forme de communication singulière par laquelle deux individus se touchent. Parfois secrète, elle se manifeste par des signes ou des gestes subtils, souvent à peine perceptibles par ceux qui en sont extérieurs. Ou encore, elle se manifeste avec exubérance, faisant l’économie de toute retenue. L’affection s’incarne par des flux d’intensité que l’on décèle parfois dans le regard mais surtout dans le toucher qui contraint à la proximité physique. L’étreinte, la caresse, l’embrassement, l’enlacement sont autant d’actions sensuelles qui manifestent ce besoin de proximité et favorisent l’élaboration d’une véritable esthétique du contact. L’œuvre de Laura Letinsky recèle de ces petites attentions tactiles : une main qui glisse nonchalamment sur la peau, l’échancrure invitante d’un vêtement, le grain de l’image qui se superpose au grain de la peau. Cette attraction irrésistible des corps privilégie sans doute l’émergence d’une pensée tactile où s’élaborent des stratégies de rapprochement et de contact pour ainsi mieux dire le désir, l’amour et l’affection de l’autre.
Les mises en scène de Letinsky s’attardent au tissu d’incidents de la vie amoureuse. D’une incroyable futilité au premier regard, le quotidien contient pourtant son lot de petits malheurs et de petits bonheurs. Car, comme le soulève si justement Blanchot, « Le quotidien c’est la platitude (ce qui retarde et ce qui retombe, la vie résiduelle dont se remplissent nos poubelles et nos cimetières, rebuts et détritus) mais cette banalité est pourtant aussi ce qu’il y a de plus important, si elle renvoie à l’existence dans sa spontanéité même et telle que celle-ci se vit, au moment où, vécue, elle se dérobe à toute mise en forme spéculative[…]2. » Ainsi en est-il du quotidien des couples que documente Laura Letinsky. Et le regard que nous adressent certains des personnages nous rend complice de ce quotidien, que nous reconnaissons par empathie et qui, pourtant, demeure si singulier, justement parce qu’il s’ajuste bellement sur l’existence de chacun.
2 Maurice Blanchot, « Le journal intime et le récit », Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1986. Cité par Élisabeth Lebovici, L’Intime, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1998, p. 14.
Marie-Josée Jean vit et travaille à Montréal. Elle est codirectrice et commissaire d’exposition pour le Mois de la Photo à Montréal. Elle est également l’auteure de divers essais sur la photographie et l’art contemporain. Elle enseigne l’histoire de l’art et l’esthétique au Collège de Rosemont, et, en 1998, elle a été invitée par l’Université du Québec à Montréal à élaborer un cours sur les enjeux des arts multimédias. Marie-Josée Jean prépare pour le prochain Mois de la Photo à Montréal une exposition regroupant des artistes de plusieurs pays dont le travail exprime des réalités sociales basées sur l’expérience vécue.