[Hiver 1999-2000]
par Michel Campeau et Bertrand Carrière
Entre 1983 et 1990, Robert Pelletier réalise l’essentiel d’une œuvre qui s’illustre par le ludisme de ses actes créatifs et l’agencement sériel de ses photographies. Un tout, viscéral, remarquablement cohérent. Un héritage d’une très grande valeur qui s’inscrit dans la mouvance même du médium, alors jalonnée par la rupture des conventions documentaires et par l’introversion du réel. Un tout, viscéral, remarquablement cohérent. Un héritage d’une très grande valeur qui s’inscrit dans la mouvance même du médium, alors jalonnée par la rupture des conventions documentaires et par l’introversion du réel.
Curiosité – Le Chercheur de trésor, 1989 sera le point d’orgue de ce bref parcours, bientôt, interrompu. Une iconographie éblouissante, fruit d’une trouvaille incongrue, élaborée à même l’exhumation de débris de civilisation, qu’il convie probablement à l’origine à une seule et même expérimentation, celle de raviver la magnificence de l’objet déchu. En tout, cent trente neuf gants, le gauche ou le droit, jamais les deux, et près d’une centaine de vestiges – rarement reproduits sous plus d’un seul angle –, composent le matériau initial de ce mémorial.
Comment interpréter cette affectueuse sollicitude de l’artiste qui s’émeut de la beauté « abjecte » du détritus ? Serait-ce la collection bigarrée d’un énergumène désireux d’enjoliver les ombres au tableau d’un casse-tête aimanté ? Ou celle d’un être obsessif, mû par l’urgence de recoudre les zones grises de ses arrière-pensées par le truchement d’objets transitionnels qui, à même l’expérience esthétique, viendrait étoffer le processus de mémorisation ? Tant et si bien, que cet irréductible spécimen du cryptogramme amplifia la plaisanterie en s’authentifiant tel un « anthropogantus ».
Telle est notre conviction de l’incidence des objets et des images en tant que prolongement des actes relationnels, affectifs et psychiques. Et, sur ce terrain balisé de reliques, nous aurons l’audace d’entrer par effraction dans une double vie, guidé en oblique par la réflexion de Serge Tisseron.
« … les objets créent partout des caves et des greniers dans lesquels nous engrangeons des histoires sans paroles. Dans ces histoires nous allons et venons au gré des gestes qu’il nous faut pour les manipuler, des souvenirs qu’ils évoquent, des mots qu’ils appellent. Ces objets contiennent des souvenirs enkystés et repliés selon les mécanismes de la condensation et du déplacement décrits par Freud dans le fonctionnement du rêve. Ils ne sont pas seulement les reliques que l’on cache aux autres, mais aussi des objets que l’on se cache à soi-même. Pourtant, ces objets manifestent également le vœu que ces caves et ces greniers puissent être ouverts un jour et, en attendant, ils préservent la possibilité de maintenir les clivages psychiques qui y correspondent sans décomposition grave ».1
Mais ici, contrairement à la figure même de l’ornement central de la série Gants…, aussitôt reconnaissable, l’anamorphose de nombreux artefacts défie notre entendement. Le temps les aura abstraits de leur fonction originelle, les métamorphosant en une chose désormais indistincte. Cela est particulièrement notable pour ceux que Pelletier a retenus et agencés. Des polyptyques qui n’opèrent plus autrement que comme l’embrasement de son flamboyant imaginaire.
Tout en transfigurant le rebut désagrégé, comme pour les gants précédemment, à l’aide d’un dispositif filmique qui lui permet d’exacerber moult détails invisibles à l’œil nu, Pelletier distinguera nettement la série Curiosité… par l’élaboration d’une vive monochromie, comme s’il cherchait à en extraire l’énigme. Il le sature d’un flux de lumière ambrée, boursouflant et auréolant le coloris, la texture, l’architecture et les sédiments qui le recouvrent. Un fond opaque ceinture cette saillie qui se profile comme un sous texte surexposé à la mémoire et qui le réfléchit tant émotivement, esthétiquement que spirituellement.
Pelletier s’écarte aussi de la momification et du mortuaire qui caractérisent l’iconographie de la série Gants…, et esquive l’hermétisme de son déploiement, retraitant la symétrie et le quadrillage de ces sombres sarcophages, pour plutôt les imaginer dans des configurations où est abrité l’affect, le froissement et la distorsion de ces « suaires ».
Et nous serions tous perplexes ou exagérément béats, subjugués par l’illusion, comme devant la divinité du Beau, sans jamais sourciller ni nous soucier de ce qui se cachait dessous les profondeurs de l’image, où rien n’est comparable avec ce qu’on avait cru y reconnaître, et dont l’incandescence nous aveugle tellement il s’ingéniait à se parfaire. Le lecteur aura saisi que ce n’est pas cet envoûtant trompe-l’œil qui aura troublé l’esprit de ses observateurs privilégiés, mais de manière plus décisive, la transmutation de l’objet en tant qu’image-objet qui soutient l’indicible par un ensemble de représentations inédites auxquelles l’artiste réinsuffle l’intuition fulgurante d’un savoir caché.
« Les images ne sont que des objets dont nous désirons, par le regard que nous portons sur eux, qu’ils sont des images. Plus précisément, l’image est cet objet dont nous décidons qu’il a quelque chose à dire sur nous, et parfois même qu’il détient une part de notre mystère… »2
Robert Pelletier fut un espiègle de la plus jubilante espèce, comme sorti d’une boîte à malice et qui, sans être malicieux fut plein d’une ironie jouissive qu’il a su formidablement intégrer dans ses œuvres. Ainsi, le jeu, les enjeux des objets et des images lui offrent-ils un surcroît d’idéalisation qui lui sert à masquer un préjudice. Ce qu’il écrivit au sujet des Gants…, et qui vaut bien pour les Curiosités… mérite d’être médité : « …Je tente de dépasser le statut de l’objet, en essayant de créer un écran projectif où l’objet mis en scène devient le miroir du sujet, et ce avec le souci de comprendre l’espace, le temps et l’oubli… »…
Une mésaventure qui l’a mené jusqu’à nous, avouée à demi-mot ayant comme toile de fond dans son enfance, une dette insolvable et la saisie par des huissiers des biens familiaux, le dérobant à ses jouets. Et l’abandon du père, disparu dans ces entrefaites, sans laisser de traces. Un acte fondateur formidablement mis à distance, qui retentit dans son univers adulte, comme de se saisir de l’extrémité d’un fil pour laisser prise aux génies hypothétiques susceptibles de le révéler, de l’accueillir, d’en commémorer le souvenir, fut-il douloureux.
En le sublimant, Robert cogitait le vrai du faux qui le déportait du signe et de l’ornement. On doit se réjouir que ce compagnon éprouvait en somme, un bonheur bénéfique à s’y lover.
2 Ibid.
Robert Pelletier naquit à Montréal en 1954. Il étudia en photographie au Collège du Vieux-Montréal, et fut technicien et chargé de cours au département des communications de l’UQAM. Son inclination pour les séries d’images débute en mars 1983 avec l’ensemble Autoportraits au réveil. Elle se poursuit l’année d’après avec les diptyques de la série Coin télévision. Entre 1986 et 1988, il réalise deux corpus majeurs: Gants et Curiosité – Le Chercheur de trésor. Dans l’intervalle, il assemblera les amusants Gantothropes. Ses dernières photographies furent réalisées en Belgique durant l’année 1989. Il est décédé en 1991 d’une tumeur au cerveau.
Michel Campeau est un artiste professionnel dont les œuvres jalonnent les trois dernières décennies de la photographie contemporaine.
Bertrand Carrière expose ses travaux depuis le début des années quatre-vingt et enseigne la photographie au Collège André Laurendeau. Tous deux s’intéressent aux stratégies autobiographiques et narratives. En compagnie de l’artiste peintre Diane Giguère qui fut la compagne de Robert Pelletier, ils ont rassemblé et étudié ses œuvres dans le but de lui rendre un hommage et d’inscrire leur cohérence exemplaire dans l’histoire de la photographie. La preuve en fut faite dans le survol rétrospectif qu’ils ont présenté récemment à la galerie VOX.