[Printemps 2000]
Edmond Couchot, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon
coll. Rayon Photo, 1998, 271 pages.
Dans cet ouvrage récent, Edmond Couchot nous propose une archéologie des liens que l’art a entretenus avec la technique, analyse les effets de la technologie dans l’art, et ce depuis l’avènement de la photographie jusqu’aux formes les plus sophistiquées du calcul automatique propres à la réalité virtuelle et aux réseaux. Selon lui, peu de tendances artistiques depuis le milieu du XIXe siècle peuvent prétendre avoir échappé aux effets des transformations technologiques et scientifiques. Cette question lui paraît cruciale au moment où le numérique semble, aux yeux de certains, « déposséder le créateur de toute singularité et de toute expressivité et réduire l’acte de création à de purs automatismes machiniques ». Couchot souhaite démontrer que cette automatisation des dispositifs de création n’évince aucunement la subjectivité mais plutôt la transforme.
Pour lui, les œuvres d’art sont des moyens d’expression et de communication à travers lesquels il est possible de saisir les réflexes et les structures mentales de la société où ils ont pris naissance. Cette façon de concevoir les rapports entre culture, perception et technique se montre redevable des travaux de Pierre Francastel. Comme lui, Couchot dénonce toute antinomie entre culture et technique et conteste toute forme de neutralité accordée à cette dernière : « les techniques ne sont pas seulement des modes de production, elles sont aussi des modes de perception, des formes de représentations élémentaires, fragmentaires et éclatées du monde qui n’empruntent pas la voie des symboles ». Force est d’admettre que cette dimension structurante de l’objet fut bien souvent reléguée au second plan par les historiens de l’art. Pour Couchot, une nouvelle technique figurative : « modèle la perception, elle agit sur l’imaginaire, elle impose une logique figurative, une vision du monde ». Les nouvelles technologies de l’image, à l’instar de la photographie, au siècle dernier, inaugurent des dispositifs d’accès et d’appréhension de l’art qui bousculent nos attitudes perceptuelles et transforment nos modes de connaissance sensible du monde, notre expérience esthésique.
Le sujet contrôle et manipule des techniques mais il est, en retour, façonné par ces techniques. C’est ce que Couchot appelle « l’expérience technestésique ». Pour lui, la subjectivité se diviserait en deux hémisphères: « Un sujet-On, modelé par l’expérience technesthésique, et un sujet-Je, qui resterait l’expression d’une subjectivité singulière et mouvante, irréductible à tout mécanisme technique et à tout habitus perceptif. C’est ce sujet-On qui intéresse l’auteur, car il constitue un fonds commun qui alimente le développement de nouvelles tendances artistiques.
Sans entrer dans le détail des mutations technestésiques mises en avant par l’auteur dans cet essai, les nouveaux dispositifs numériques de création privilégieraient un nouvel espace visuel enrichi et « recorporalisé », au détriment d’un espace visuel essentiellement rétinien.
Les machines numériques sont maintenant dotées de capteurs capables d’enregistrer d’autres informations que celles qui leur parviennent du clavier, comme les mouvements du corps ou les commandes vocales. Si la plupart de ces gestes sont strictement codés, d’autres laissent une certaine liberté d’expression. Les machines s’équipent en outre d’effecteurs qui ne s’adressent plus seulement à la vue et à l’oreille mais sollicitent aussi d’autre sens, tels que le toucher, la proprioception et la kinesthésie.
L’ordinateur selon Couchot serait actuellement en voie de redéfinir une nouvelle hiérarchie sensorielle ; le visuel pourrait éventuellement ne plus occuper ce pôle de référence privilégié qu’il occupe depuis la Renaissance.
Outre la mise en place d’outils théoriques, de concepts clairs et intuitifs pour comprendre les interrelations entre les arts et la technologie depuis le milieu du XIXe siècle, cet ouvrage a aussi le mérite de présenter un historique des manifestations d’art numérique depuis les trente dernières années. Bref, il se révèle incontournable pour situer l’influence de la technologie sur l’art et pour montrer comment l’essor du numérique bouleverse radicalement les catégories traditionnelles de l’œuvre, de l’auteur et du spectateur.