[Printemps 2000]
par Jacques Doyon
La ville, objet constant de la photographie, condense tous les enjeux de notre sociabilité. Elle est à la fois centre et périphérie, noyau fait de strates contradictoires et hiérarchiques, et rhizomes tentaculaires envahissant un territoire de plus en plus vaste.
On trouvera ici des visions qui s’intéressent moins à la densité de la ville moderne qu’à certaines de ses localisations et dimensions périphériques. Elles traitent, entre autres, du développement de la ville, des couches accumulées de son histoire, de son insertion dans le paysage, des diverses façons de l’habiter. Elles s’ancrent dans des situations spécifiques pour rendre compte de réalités plus générales, avec une conscience claire des enjeux et des traditions de l’image.
Pour Geoffrey James, le Projet de Lethbridge est l’occasion d’étendre à la ville son intérêt pour les paysages culturels. Il est particulièrement intéressé par la façon dont les gens habitent et s’installent dans le paysage. Les maisons et bâtiments anciens, la réserve amérindienne, les développements plus récents, etc. deviennent autant de témoins des différents modes de cet aménagement. Les marges de la ville, là où le développement des banlieues se mesure à l’immensité du paysage environnant, en constituent un exemple significatif.
Chez Nicole Jolicœur, l’enjeu réside en un certain dépaysement et un choc des cultures. Une résidence de travail dans la petite ville française d’Annecy l’incite à évaluer le poids de l’histoire dans la facture et l’atmosphère de l’urbanité européenne. Comme toujours chez elle, le corps mesure la réalité des choses. Pétrifié dans la pierre ou moulé pour un défilé de mode, il se promène dans des temps différenciés : de la permanence de la mémoire historique à l’éphémère consommation d’aujourd’hui. Ce contraste est appréhendé sur le mode de la fiction narrative et du montage d’images évoquant par fragments une urbanité transfigurée par l’omniprésence de l’image.
Guy Lafontaine, quant à lui, nous ramène à la familiarité de la ville de Montréal, en ces lieux d’habitation inhospitaliers situés près des zones industrielles, des petites usines de quartier, des voies ferrées et des autoroutes. Nous connaissons tous ces lieux invraisemblables que nous observons toujours avec un certain étonnement. Ils sont représentés sans présence humaine, en une rigueur formelle où le jeu des masses contrastées renforce l’évocation du danger et des nuisances potentielles.
Le point de vue de Guy Sioui Durand offre enfin un aperçu de travaux récents d’Ivan Binet et de Jeffrey Thomas traitant eux aussi de la ville. Ivan Binet crée, par manipulation numérique, de vastes vues panoramiques dans lesquelles villes et nature se côtoient. Concentrations urbaines ou industrielles, lieux de tourisme ou d’exploitation forestière et sites naturels y dépeignent une civilisation propageant son modèle d’organisation urbaine sur tout le territoire. Jeffrey Thomas, quant à lui, agit en véritable archéologue, cherchant à retracer ce qui reste de la présence amérindienne dans les monuments urbains de villes situées sur les territoires traditionnels des Iroquois. Geste de réappropriation et de réinscription dans la mémoire urbaine collective.
Tous ces travaux ont comme préalable de longues déambulations dans la ville et sur le territoire afin de s’imprégner de l’histoire et de l’atmosphère particulières des lieux. Promeneurs à la sensibilité mûrie par de longues années de travail, les photographes arpentent les lieux et y projettent leurs interrogations, attentifs aux images à venir. C’est un peu dans cet esprit que je prends le relais de l’excellent travail réalisé par Franck Michel à la barre de la revue et accueillerai tous les commentaires, les points de vue et les propositions que vous voudrez bien nous adresser à cvphoto@cam.org.