[Été 2000]
par Jacques Doyon
Le voyage est une donnée inhérente à notre contemporanéité. Peu importe la distance à parcourir, il nous faut aller ailleurs. Nous sommes tous touristes, à un titre ou à un autre, toujours l’étranger de quelqu’un ou de quelque société que nous observons avec des sentiments mêlés de curiosité, d’empathie, de rejet ou de peur.
L’image est devenue le cœur de ce régime du regard auquel rien n’échappe. Heureusement, le corps voyage lui-aussi, mais il n’en reste pas moins que cette envie forcenée de dépaysement puise à l’omniprésence de l’image. C’est d’elle que naissent ces désirs d’ailleurs, c’est elle qui façonne, sur le mode du futur antérieur, des souvenirs de ce que nous n’avons pas encore vu. De fait, nous voyageons et flânons autant dans l’image que dans la vraie vie et la pléthore d’images trouve son exact équivalent dans la complexité exponentielle du monde. D’où ce mode prédominant de la distanciation et du voyeurisme : nous sommes tous spectateurs de réalités et de représentations qui nous débordent largement.
Rien là qui soit nouveau. La modernité est ce mode qui substitue à un monde proche et délimité l’abstraction d’un ailleurs, non plus mythologique, mais fait de réalités qui nous sont étrangères. Et la scène primitive moderne d’une humanité qui se découvre tout à coup comme n’étant plus le centre de l’univers (Galilée) se déploie aujourd’hui pleinement sur le plan de la géographie socio-culturelle. La force gravitationnelle de notre culture reste indéniable, mais ses fondements sont relativisés de tous côtés et l’étranger est en nous. L’étranger, c’est nous.
On découvrira dans ce numéro les images vidéo de Wanda Koop : émouvants fragments de moments, de matières et d’atmosphères, détachés de leur contexte et aiguisant la perception. De façon très sensible, Robin Laurence met en perspective l’importance du voyage pour Wanda Koop et sa quête constante d’images comme source d’une production artistique multiforme. Les photographies de Xavier Ribas oscultent un ailleurs plus proche. Anthropologue et photographe, il s’est intéressé aux zones marginales de l’urbanité que les gens envahissent comme espaces de liberté pour leur loisirs. Ces scènes de genre, composées ou fortuites, font découvrir des lieux qui demeurent étrangers à la rationalité fonctionnelle et par là même permettent curieusement aux gens de s’y sentir bien. Les longues bandes d’Alain Chagnon, enfin, attestent d’une quête de soi au milieu d’images attendues. Description d’une Amérique de cartes postales dans laquelle le voyageur se perd et se retrouve, ces photographies rejouent une des mythologies de l’Amérique : celle de l’errance dans un pays fait d’étrangetés juxtaposées. L’analyse qu’en fait Robert Graham décline de belle façon les tropes par lesquels opère ce dépaysement. On lira aussi avec intérêt le Point de vue d’Olivier Asselin retraçant les diverses figures modernes du promeneur et du flâneur et les modalités de leur quête contemplative. L’expérience esthétique, à laquelle la photographie vient adjoindre la capacité de pétrifier et d’esthétiser un fragment du monde, s’y voit confrontée inextricablement à la réalité du monde de l’échange. Et tout artiste est alors un peu chiffonnier, dans un monde où toute particularité doit composer avec les pressions à l’homogénéisation. Nulle part, c’est partout.
En espérant que le contenu de cette parution saura vous interpeller et susciter quelques commentaires…