Wanda Koop – Robin Laurence, See Everything/See Nothing

[Été 2000]


par Robin Laurence

On pourrait soutenir […] qu’on ne va jamais nulle part sans emporter ce qu’on tient par-dessus tout à laisser derrière soi – c’est-à-dire soi-même […], qu’on est aussi près du centre de l’univers qu’on est forcé de l’être. — David Adams Richards

Wanda Koop est surtout connue pour ses immenses peintures iconiques et ses installations picturales qui, toutes, marient l’abstrait et le figuratif, la théorie et la pratique, l’expérience et l’observation. Depuis 20 ans pourtant, elle utilise aussi de façon intensive l’imagerie vidéo et filmique, essentiellement sous la forme de notes de voyage. Le critique Robert Enright a écrit à propos de Koop qu’elle est « une preneuse de notes compulsives », une artiste qui ne peut s’empêcher d’enregistrer ses impressions visuelles sur le monde et qui ne cessera jamais de le faire. Au début, Wanda Koop a pris d’abondantes notes filmiques et vidéo sur le milieu naturel et le milieu bâti afin de demeurer « visuellement articulée », une activité qui, pour elle, équivaut à faire des gammes au piano. Depuis un certain temps, cependant, elle en est venue à considérer ses peintures et ses images vidéo comme des composantes de même force, intégrées à un processus global de création. Bien que Koop ait élaboré des procédés distincts dans chaque discipline, elle a aussi exposé ses peintures et ses bandes vidéo ensemble, dans le cadre d’une même installation. Elle n’hésite pas à affirmer que ses œuvres qui dérivent de la photographie n’ont jamais supplanté sa peinture pas plus qu’elles ne la rendent redondante, et que les deux techniques peuvent coexister en complémentarité dans un même espace-temps.

La série de peintures et d’œuvres vidéo réalisées par Koop en 1998, See Everything/See Nothing [Tout voir/Ne rien voir], est le fruit des notes vidéo prises pendant son séjour au Japon en 1996. Néanmoins, explique l’artiste, See Everything/See Nothing n’est ni un récit de voyage ni une série thématique sur le Japon. Les images qu’elle rapporta ne concernent pas tant le Japon que son expérience visuelle de ce pays, une expérience sur laquelle elle greffe une vie et un monde de rencontres, elles expriment une réaction intuitive et « viscérale » à quelque chose d’immense et d’inconnu, parallèlement à la reconnaissance de quelque chose de familier et d’iconique, enfin elles expriment l’immersion dans une culture que Koop perçoit comme la fusion d’un « passé féodal » et d’un « avenir numérique » – tous nos passés et tous nos lendemains. Et elles expriment le fait de se trouver dans un endroit qui dépasse tellement notre compréhension qu’« on ne peut s’y retrouver qu’avec ses observations ». On ne peut jamais, assure Wanda Koop, présumer d’une compréhension totale. Tout voir, ne rien voir.

Le but premier d’un voyage n’est pas de poser le pied sur une terre étrangère ; c’est de poser enfin le pied dans son propre pays comme s’il s’agissait d’une terre étrangère. — G. K. Chesterton

Cette condition de singularité vigilante, d’étrangère sans idées préconçues tout yeux, n’est pas nouvelle pour Koop, et n’est pas non plus spécifique à l’expérience du voyage, bien que le voyage soit un important catalyseur de sa production d’images. (Cette artiste de Winnipeg a vécu, travaillé et voyagé dans toute l’Amérique du Nord, en Europe et en Asie, et a également séjourné en Amérique du Sud à quelques reprises.) Koop a déjà évoqué son enfance au sein d’une famille mennonite, qui l’excluait du courant social dominant, mais aussi le fait qu’elle ait été une anticonformiste au sein de ce contexte. En un sens, les voyages font écho à cette condition d’altérité sociale et perceptive qu’elle a connues en tant que membre d’une minorité ethnoreligieuse – et lui sont une source d’imagerie riche et constante. Cela dit, les voyages sont également un paradigme pour la condition postmoderne du déplacement et de la dislocation.

Même si la vie et l’œuvre de Wanda Koop ont des résonances avec les discours sur les politiques identitaires, il n’est pas question pour elle d’illustrer des théories de la subjectivité ou de la marginalité. La vision qu’elle communique grâce à la force cumulative de ses toiles et de ses œuvres vidéo est expérientielle et idiosyncrasique, et synthétise en une émouvante entité des fragments apparemment sans lien. C’est toutefois dans son idiosyncrasie même que résident son universalité et sa pertinence, eu égard à notre condition millénaire caractérisée par trop d’informations et trop peu de signification. Koop se sert de ses bandes vidéo et de ses peintures pour isoler et restructurer l’information visuelle qu’elle capte, saisir la teneur d’un bombardement sensoriel et d’une expérience chaotique.

Puisque la conscience est la seule géographie véritable, ce n’est pas où nous sommes, mais ce que nous sommes devenus qui fait toute la différence. — P. M. H. Atwater

See Everything/See Nothing a été présentée en six versions, chacune établissant une correspondance avec les autres et émanant des images vidéo tournées au Japon : une installation constituée de 120 « poèmes vidéo sur rouleaux », chaque rouleau comportant de quatre à six images fixes réalisées avec une imprimante thermique et un système de lecture vidéo ; une boucle vidéo de 11 minutes, conçue pour être projetée sur un immense écran, dans une grande salle silencieuse ; une série de petites peintures préparatoires ; deux groupes distincts de cinq très grandes toiles chacun, et, finalement, un catalogue – lui-même une œuvre d’art – réunissant des reproductions des peintures et des images vidéo. Ces divers ensembles, depuis les rouleaux vidéo en noir et blanc jusqu’aux immenses toiles saturées de couleurs, illustrent l’intense processus par lequel Wanda Koop observe, enregistre, sélectionne, extrait et restructure, tout cela afin d’obtenir une série très particulière d’images fixes à partir d’une kyrielle d’images en mouvement provenant de quelques 22 heures de film vidéo.

Les critiques ont souvent commenté le langage iconique – la répétition de symboles et de motifs défamiliarisés que Wanda Koop a élaboré pendant près de trois décennies consacrées à la fabrication d’images. L’étendue de son œuvre – son caractère ambitieux qui trouve son expression dans les médias et les échelles, les couleurs et les textures, les cadences de production et d’appréhension révèle l’origine de ses sources : les voyages, l’observation de mondes naturels autant qu’artificiels, les paysages ruraux et urbains, la culture de masse comme la culture électronique.

C’est la peur qui donne toute sa valeur au voyage. C’est le fait qu’à un moment donné, tandis que nous sommes si loin de notre propre pays, nous sommes gagnés par une vague crainte et par le désir instinctif de retrouver la protection des anciennes habitudes. C’est là l’avantage le plus tangible du voyage. C’est alors que nous nous sentons fébriles, mais également perméables, de sorte que le plus infime contact nous fait frémir jusqu’au tréfonds de notre être. Nous rencontrons un flot de lumière et découvrons l’éternité. C’est pourquoi nous ne devrions jamais dire que nous voyageons par plaisir. — Albert Camus

Les peintures de format muséal que Koop a exécutées à partir des notes vidéo accumulées au Japon comprennent un cadran solaire, des pierres déposées dans les niches d’un monument aux morts, un portrait numérisé sommaire de son mari, un paravent en papier de riz traversé d’entretoises foncées, et un tissu plissé fixé à l’arrière d’un sanctuaire. Les bandes vidéo contiennent quantité d’autres images : des bâtiments industriels, des fleurs, des panneaux d’affichage, des adolescents dansant dans un parc, des luminaires, un long entretien entre une jeune femme et un voyou, un chien à la robe rayées, une corde, un mur de brique, des toilettes publiques, des images extraites d’écrans de téléviseurs et de jeux vidéo, une lame de sabre, une main gantée, le pied botté d’un ouvrier.

Le voyageur doit frapper à la porte de chaque étranger afin de trouver la sienne, et il doit errer à travers tous les mondes inconnus avant d’atteindre finalement le sanctuaire du tréfonds de lui-même.— Rabindranath Tagore

Ni les peintures ni les images vidéo fixes de See Everything/See Nothing ne suivent un ordre établi : leur lien est davantage associatif que narratif ou chronologique. Les images nous emportent vers un lieu qui se situe au-delà des lieux véritables, vers un inconnu étrange et familier, quelque paysage rural ou urbain, ou encore un motif abstrait qui s’identifie non pas au Japon, à l’Europe ou à l’Arctique canadien, mais à un lieu de contemplation, de réflexion et d’autoréflexion, de désaffection et d’appartenance.

Ce texte est une version abrégée, remaniée, et traduite en français, du texte paru dans le catalogue See Everything / See Nothing, publié par la Contemporary Art Gallery, à Vancouver, en 1998.

Robin Laurence est critique en arts visuels pour le Georgia Straight et collaboratrice de rédaction pour Canadian Art ainsi que pour Border Crossings. Elle a signé des textes pour de nombreux autres magazines, livres et catalogues d’exposition, et vient de publier une biographie critique de Gathie Falk, éditée conjointement par Douglas & McIntyre et la Vancouver Art Gallery.

Wanda Koop vit et travaille à Winnipeg. Ses œuvres ont été exposées au Canada et dans plusieurs pays européens, de même qu’au Brésil, au Japon et aux États-Unis. On retrouve ses œuvres dans de nombreuses collections, dont celles du Musée des beaux-arts du Canada. Wanda Koop est par ailleurs impliquée dans plusieurs initiatives communautaires artistiques.