[Automne 2000]
par Mariona Fernández
Il semblerait que, saturés comme nous le sommes d’informations de toutes sortes, nous en soyons arrivés à un point où nous ne sommes plus capables de faire la distinction entre la vérité et le mensonge, entre le réel et l’irréel.
D’autant plus que la réalité est souvent « incroyable » au sens premier du terme : on ne peut y croire. La photographie contemporaine, celle des années 80 et du début de la décennie suivante, était étroitement liée à cette idée ; et comme ses caractéristiques intrinsèques l’assimilaient historiquement au document-vérité, elle a entrepris d’explorer de diverses manières cette frontière de la réalité. Le sentiment de malaise que nous ressentons parfois devant ces images, la méfiance et l’insécurité qui en découlent, résulte de cette confrontation de la réalité et du mensonge et des réflexions qu’elle suscite.
Les images de Rudd van Empel relèvent de la mystification ou, mieux encore, d’un réel inexistant, bien que nous soyons rassurés en reconnaissant chacun des éléments qui les composent. Nous sommes devant une série de photomontages, l’un des premiers langages libérateurs de la photo parce qu’il permettait d’échapper à la réalité ou, à tout le moins, incitait à l’interpréter. Déjà présente au XIXe siècle, cette technique s’est généralisée à partir des années 20 sous l’influence des dadaïstes, puis des surréalistes, avant d’être reprise par les futuristes et les constructivistes. On peut donc affirmer qu’elle a marqué de nombreux artistes de ces avant-gardes très liées au concept de progrès.
Le photomontage, de même que le collage en général, m’apparaît comme l’un des langages artistiques qui s’apparentent le plus au jeu. Le processus de création d’une œuvre, quelle qu’en soit l’origine ou la destination, est source de réjouissance, de divertissement, d’ingéniosité, de trouvaille, de découverte et de surprise. Il est l’union de l’invention et de la construction. Et loin d’être masqué par le résultat final, le langage de ce jeu nous est accessible. Nous pouvons en démonter la structure, en reconstituer le processus, évaluer la durée de la réalisation. Le résultat est là, devant nous. Malgré cela, son mélange ironique et invraisemblable réussit à provoquer un « choc dadaïste » chez celui qui le regarde. On reconnaît ce jeu dans les photographies de van Empel, dans ses situations factices, dans son scénario qui se situe dans un espace-temps tellement lointain qu’il en devient irréel.
On a déjà dit du photomontage qu’il peut simultanément illustrer et raconter, sa conception reposant sur l’incorporation de divers fragments de réalité au fil de la narration. The Office raconte l’histoire du bureau, un concept né parallèlement aux progrès des avant-gardes des années 20. Le bureau s’est infiltré dans les moindres recoins de nos habitudes et les a complètement changées. Héritier de la modernité et de l’industrialisation, et embryon de la société actuelle, il est partout ; son gigantisme a tout submergé. Producteur d’immatériel, l’espace du bureau s’est façonné en se liant au pouvoir. Tous les phénomènes qui ont transformé le monde au cours du siècle dernier ont donné naissance au bureau dans sa conception actuelle. Mieux encore, le bureau est né avec le changement en même temps qu’il en est la cause. Le monde se prépare à la grande production du néant et de l’impalpable. La guerre froide, par exemple, a vu le jour et s’est déroulée dans l’empire du bureau. Quant à nous, nous sommes entrés aujourd’hui dans la réalité virtuelle.
Dans la série de photomontages de van Empel, l’univers du bureau se condense en un personnage installé derrière une table. Une personne solitaire et isolée, dans un monde à sa mesure où les objets sont une extension de sa personnalité. Que ce personnage soit inséré dans une structure de pouvoir ou immergé dans sa propre réalité, on retrouve à chaque fois dans ces univers une intimité moderne propre au bureau. Parfois le personnage est plongé dans une solitude plus désolée : placé dans un rôle où son passé est oblitéré, ses failles interdites. À d’autres moments, la subjectivité du personnage semble plus affirmée, et sa solitude plus évidente, dans un univers sans activité apparente : il n’y a ni papiers, ni documents, ni classeurs, il n’y a pas non plus de machine à écrire ni d’ordinateur. Tout cela contribue à accroître le mystère qui se dégage de ces compositions aseptiques et étouffantes. Mais on devine également que la personne qui occupe ce bureau est payée pour ses connaissances et ses responsabilités ; elle est une conscience travaillant au présent et au futur, et sa condition la force à vivre dans la solitude.
On se trouve dans un espace silencieux, en suspens, d’où émane un certain secret résultant de la simplicité des formes, de la composition répétitive de l’image (une table au milieu de la pièce, un personnage, de rares objets) et de la sélection stricte de ces éléments. À quoi s’ajoute la perfection dépouillée des collages numériques qui engendre une ambiance nous transportant, dès le premier coup d’œil, dans cette époque d’assimilation globale de la modernité où la bureaucratisation se généralise. Je crois que tout cela tient à la combinaison des formes et des concepts présents dans les compositions de Ruud van Empel. On y décèle, d’une part, l’influence des avant-gardes (surréalisme, dadaïsme, futurisme, constructivisme…) réunies par fragments en une sorte de collage. D’autre part, quand on observe les objets choisis et les personnages, on trouve d’autres niveaux de collage combinant des fragments de disciplines (comme la science, l’art, la religion ou le commerce…) et de périodes historiques diverses. Il en résulte un amalgame délibérément éclectique, où se retrouvent les objets de fascination de l’auteur.
Il ne faut donc pas s’étonner des dimensions et perspectives faussées, des équilibres impossibles, des associations libres. On se trouve de plain-pied dans le domaine de la psychanalyse, un autre grand enjeu de la transformation de la société, fleurissant lui aussi pendant les années 20 et 30. Certains prétendent que les structures sociales sont toujours interprétées en parallèle avec les névroses individuelles. The Office est une belle, et modeste, illustration métaphorique de cette idée.
Dans le chaos d’une fin de siècle marquée par une multitude de changements, je pense que nous sommes maintenant presque capables de comprendre le progrès engendré par une modernité qui a éclaté autour des années 20 et s’est maintenant enracinée dans nos vies.
Il y a dans ces images, en bien ou en mal, quelque chose qui relève de la consolidation de ces idées de progrès.
Bibliothécaire de formation, Mariona Fernández a travaillé à la Fondation Miró et au Centre de documentation du Service des arts plastiques de la Catalogne. Elle a été coordonnatrice du festival Primavera Fotogràfica, de 1987 à 1996, tout en se consacrant à la production d’expositions au Centre d’art Santa Mònica de Barcelone. Elle a organisé la tournée de la série The Office en Espagne et au Portugal.