[Hiver 2000-2001]
par François Paré
Elle ne parle plus depuis longtemps, car sa voix a été la première emportée dans l’absence. Substituée et trahie. Pourtant cette femme inconsolable, dont j’avais perdu la mémoire, semble encore se tourner vers moi, et je suis dès lors saisi par la violence subtile des choses passées. Ce simple geste d’abandon, cette amitié si fidèlement captée par l’objectif, témoigne de ma présence au même moment. J’étais là. Antécédence même, c’est bien moi que nous ne voyons pas. Aujourd’hui seulement, cette logique temporelle du passé et du présent s’impose et forme un récit, une sorte de cosmologie singulière par laquelle j’arrive tant bien que mal à me définir. Je suis à la fois le sujet et l’objet de ce regard insistant et maintenant tout à fait dérisoire. Est-ce là un fantasme de l’origine, comme le pense Jean Baudrillard de tous les objets anciens ? « Je ne suis pas celui qui est actuellement », écrit-il en effet dans Le Système des objets, « ça, c’est l’angoisse, je suis celui qui a été, selon le fil d’une naissance inverse dont cet objet m’est signe, qui du présent plonge dans le temps. » (Gallimard, 1968, p. 107) La fascination s’explique donc par une inversion fondamentale de l’histoire : dans la photographie évoquée plus haut se produit une « naissance inverse », un avènement.
Il en est toujours ainsi pour chacun et chacune de nous. Nous savons que cette image d’une époque révolue s’inscrira plus tard dans une curieuse filiation dont nous serons, à divers moments de notre existence, les participants. Ce sera à chaque fois une naissance timide et hiératique.
C’est pourquoi il n’y a guère d’identité sans pratique de la mémoire. Nous ne cessons jamais vraiment de produire l’illusoire présence du passé qui nous constitue en tant que sujet et matière du présent. Voilà, tout à coup, que surgit à la conscience l’image d’une personne que nous avons aimée autrefois, aujourd’hui figée dans le désir et le don de soi. Cette image nous convoque aux temps des commencements. Nous pressant de la rejoindre une fois pour toutes dans l’étrange disparition qui est la sienne, cette personne ne s’offre plus que comme un récit fondateur. Qui suis-je, si je ne suis pas la voix qui disparaît à mesure en moi et que la photographie de cette femme retrace ?
L’absence à soi
L’avant-dernier roman d’Amélie Nothomb porte précisément sur les liens entre l’identité, le désir, la mémoire et l’image. Mercure (Albin Michel, 1999) est une histoire de duplicité et d’amour. Au large de Cherbourg, un vieil homme vit dans une île en compagnie d’une femme de vingt-trois ans qu’il a adoptée cinq ans plus tôt, au sortir de la guerre. Elle croit avoir été terriblement défigurée par l’explosion qui avait alors tué ses parents et l’avait laissée inconsciente au bord du chemin. Honteuse de son apparence répugnante, elle refuse de sortir du château où la garde son bienfaiteur. Tourmenté, cherchant depuis ce temps à s’assurer de sa fidélité, le vieillard lui cache la vérité, car elle n’est pas défigurée et son visage est aussi resplendissant qu’avant la catastrophe. L’homme a fait enlever tous les miroirs et toutes les sources de reflet : il a fait remonter les fenêtres et assécher tous les plans d’eau. Ainsi elle ne pourra découvrir le subterfuge et continuera de croire en lui. La jeune femme se sent aimée, jusqu’à ce qu’une infirmière, invitée dans l’île, vienne troubler la mise en scène en lui révélant la hantise maladive de son gardien et la beauté fulgurante et parfaitement préservée de son visage. L’infirmière tentera alors de la libérer de son emprisonnement en la forçant à contempler son visage dans le grand miroir de la chambre à coucher du vieillard.
Comment ne pas voir dans ce roman gothique une réflexion sur l’identité et la représentation ? En effet, il n’y a d’identité véritable que dans l’univers du double, de l’identique. Privée de représentations d’elle-même, la jeune femme emprisonnée est incapable de se concevoir en dehors du mensonge univoque de son gardien et bienfaiteur. C’est d’ailleurs de cette absence à soi, dévastatrice, que la vie carcérale de la jeune femme se nourrit. Or, on comprend très vite, dans Mercure, que l’identité est un acquis extrêmement fragile et que cet acquis ne cesse d’être fragilisé encore plus par le temps, par les rencontres et par les événements de l’histoire. Dans son incapacité à se représenter à elle-même, la femme emprisonnée dépend entièrement du discours des autres, tant celui de l’homme que celui de l’infirmière. Elle semble colonisée de l’intérieur, si l’on peut dire, et son identité n’est plus alors que la projection obsessive de celui en qui elle a mis sa confiance.
D’abord insouciante de la vie passée de sa patiente, l’infirmière ne comprendra pas tout de suite. Elle saisira plus tard l’importance de la mémoire lorsqu’elle trouvera, parmi les objets personnels du vieillard, la photographie d’une très belle femme. C’est alors qu’elle sera lancée sur la voie du dédoublement, car le présent est aussi la trace entêtée du passé. Miroirs, miroitements, mercure : ainsi sont imbriqués indissociablement les termes de l’identité. Qui suis-je si ce n’est ce double qui m’a précédé et qui s’est aboli dans la mort ? Je suis ce qui est advenu avant moi. Et le miroir est, comme la photographie, à la fois un renoncement à la voix et l’instrument d’une brûlante nostalgie.
Réamorcer inlassablement
En est-il différemment de l’identité collective ? Celle des peuples et des nations, celle des territoires fragmentés où ils se déplacent ? Les communautés, répétait souvent Fernand Dumont, sont liées par l’histoire. Et, comme une œuvre en cours, la mémoire est toujours reportée dans l’avenir.
Les peuples marginalisés ou opprimés sont le plus souvent privés de la représentation. L’absence est leur mode d’être, leur affirmation paradoxale. D’un côté, la mémoire vivante et l’évidence du présent semblent leur faire défaut. Pourquoi ne pas renoncer à la représentation ? Comme la jeune femme du roman d’Amélie Nothomb, ces collectivités n’arrivent guère à briser l’univers carcéral qui est celui de leur absence à la représentation. L’oppression est une privation des ressources du double. Nombreux sont ceux qui, comme Albert Memmi et Frantz Fanon, en ont fait la dénonciation dans le cadre du colonialisme. Mais le problème dépasse largement aujourd’hui le contexte des sociétés postcoloniales. Dans ce monde saturé d’images qui, de prime abord, semblent refléter la diversité et la complexité des êtres et des cultures, les conditions même de la représentation sont mises en doute. Car les sociétés postmodernes évacuent l’histoire. Elles n’ont que faire de la mémoire. Surtout elles sont traversées par l’angoisse de l’absence. Il leur faut remplir le vide, imposer aux silences de l’histoire la vacuité de multiples récits désolidarisés. Il faut distraire le sujet pour qu’il renonce à l’idée de se représenter. Cela, écrit Édouard Glissant, s’inscrit dans un mouvement de fond qui touche toutes les sociétés contemporaines. C’est pourquoi la quête de l’identité passe avant tout par une défense acharnée des modes de la culture. Il se peut que l’aliénation économique soit irréversible et qu’en ce sens elle ne soit à l’heure actuelle, sous le couvert de la mondialisation, qu’un prolongement du colonialisme. Mais cette aliénation doit être contournée par l’ensemble des processus culturels.
Or, l’identité des individus, comme celle des collectivités, résulte d’une pratique acharnée de la lucidité. Rien n’empêche la conscience ouverte, fragilisée par son geste de retour sur soi, de s’enraciner dans la mémoire. Cette mémoire, doit-on le répéter, n’est pas une utopie de la présence, un rêve d’unité perdue. Si l’identité est incontestablement nostalgique, c’est que tout effort de représentation de soi l’est aussi. « Réamorcer inlassablement », voilà l’admirable programme que nous suggèrent les textes du Discours antillais d’Édouard Glissant (Gallimard, 1997). Ces deux termes permettent de sortir le rapport avec les autres et avec soi-même de toute fatalité aliénante. En eux peut se fonder la résistance et peuvent se justifier tous les discours identitaires.
Professeur de littérature à l’Université de Guelph (Ontario), Francois Paré mène depuis plusieurs années une réflexion sur les liens entre la littérature et l’identité dans les sociétés actuelles. Son premier ouvrage, Les Littératures de l’exiguïté (Le Nordir, 1992), a remporté le Prix du Gouverneur général. Il vient de publier avec François Ouellet Traversées (Le Nordir, 2000), une correspondance sur ces mêmes questions de la culture et de l’identité.