No man’s land, Les photographies de Lynne Cohen – Catherine Pomparat

[Hiver 2001-2002]

Texte de Ann Thomas, entretien avec Lynne Cohen
Éditions Thames & Hudson, Paris, 2001, 160 p. (120 photos)

On pense ici d’emblée aux plus grands noms de l’histoire de la photographie : Walker Evans (American Photographs) et August Sander (Hommes du XXe siècle). Ce n’est pas le choix des sujets (bien que le caractère archivistique des uns et des autres les lie intimement) mais la rigueur et l’exactitude intraitables de leur démarche qui rapprochent ces trois grands artistes.

La réussite exceptionnelle de ce livre est de mettre en valeur l’irréductibilité de la démarche de Lynne Cohen. Malgré le titre du livre, No man’s land, le défaut de présence humaine n’est pas sa caractéristique principale. L’œuvre de Lynne Cohen est chargée du poids toujours croissant de l’histoire et de l’histoire de l’art en particulier. On y trouve des formes : le design, la division quadrangulaire des espaces, la géométrie anguleuse des lieux fonctionnels, les tonalités glacées des lumières artificielles, les surfaces lisses et dématérialisées des mobiliers professionnels; des points de vue : les rapports d’échelle exagérés, les symétries systématiques, l’inflexible uniformisation des plans, les aplats irréductibles des valeurs, la modélisation intégriste des choses; des objets : des fauteuils anthropomorphes, des poissons plastifiés volants, des mannequins standardisés, des tables-lits et des lits-tables, des écrans blancs, des tableaux noirs, des aquariums aériens, des armements dématérialisés, des alignements de boîtes diverses, des cibles. Formes, points de vue, objets repensés à travers des œuvres du pop art et de l’art minimal, par exemple, et surtout à partir du ready-made, emblématique de l’art depuis bientôt un siècle.

De la photographie de la jaquette à la dernière reproduction (une iconographie d’une grande qualité), on est pris par ces « installations trouvées » désignées par des mots inscrits sous l’image, qui ne sont pas des titres (ni nom de lieu, ni date de prise de vue), mais au sens littéral des légendes : laboratoire, hall, salle de cours, salle d’exposition, établissement thermal, stand de tir, installation militaire. Après une centaine de photographies, c’est la pétrification totale dans un corridor dont la seule échappatoire est une « petite » machine à écrire dont la profondeur d’une salle vue à travers une fenêtre vitrée simule la disposition en vitrine. Dans un entretien très riche, Lynne Cohen souligne l’importance du « camouflage » dans son œuvre. Au delà de leur fonction de désignation, les mots inscrits en légende relèvent de la même intention que la dénomination et l’organisation des cinq chapitres du livre de photographies : « Sentiments mitigés », « Signes de vie », « Fumées et miroirs », « Notoriété publique », « Terrain neutre ». Lynne Cohen ne se borne pas à enregistrer passivement ce qui existe indépendamment d’elle, elle photographie en connaissance de cause. Ce que le texte d’introduction du livre écrit par Ann Thomas, conservatrice du Fonds photographique du Musée des beaux-arts du Canada, traduit dans son intitulé même par « S’approprier le quotidien ». Ce texte est lui-même une très pertinente appropriation de l’œuvre photographique de l’artiste et une mise en mots de ses procédés descriptifs tout à fait explicite.

Il ne fait aucun doute que ce très bel ouvrage et les photographies qui y sont reproduites – qui pourront bientôt être vues au Musée des beaux-arts du Canada et au Musée de l’Élysée de Lausanne, expositions dont ce livre est le catalogue – feront encore écrire à leur sujet. Lynne Cohen, tellement sensible aux questions les plus graves de notre époque, sait que se tromper de mot peut entraîner l’humanité au désastre. Sans occulter l’humour latent du travail de cette artiste majeure de notre temps, entre visible et lisible et à la juste distance des choses, Lynne Cohen a trouvé l’« essence du cliché ». La qualité rare de ce livre en rend compte parfaitement.