[Printemps 2002]
Les endroits inconnus, ou inconnaissables, qu’elle fabrique en fondant différents sites en un seul territoire, en un seul tableau, sont comme des failles, des cassures qui attirent l’attention sur l’état des non-lieux qui nous entourent.
par Suzanne Paquet
Lorsqu’on demande à Isabelle Hayeur « pourquoi la couleur? », elle répond que pour elle cela correspond à un certain effet de réalisme. Pourtant il est couramment admis que c’est plutôt le noir et blanc qui communique l’effet de réalisme, voire d’authenticité1. Pour Roland Barthes, la couleur aurait même été une sorte d’enduit ajouté qui en fait n’ajoute rien ; elle serait comme un postiche ou un fard, disait-il2. Ailleurs, se qualifiant lui-même de « dernier témoin de l’Inactuel », Barthes annonce en quelque sorte la perte de l’étonnement devant la persistance physique du photographié dans la photographie3.
Se pourrait-il qu’en si peu de temps (Barthes écrit La Chambre claire au début des années quatre-vingt, rappelons-le) d’autres techniques, assimilant la couleur, en soient venues à remplir l’illusion de réalité? Que d’autres façons de (faire) percevoir se substituent à celles qui ont prévalu pendant plus d’un siècle? Il a été dit que l’avènement des transports rapides et des déplacements de masse avait redéfini notre façon d’appréhender ce qui nous entoure, avait changé notre regard sur le paysage4. L’image cinétique aurait parachevé cette transformation, puis « comme l’ubiquité électronique se monnaye en immobilité physique, et le ‘temps réel’ en une modalité de l’intemporel, l’œil lassé d’écouter finit par entendre comme une oreille qui flotte. Transformer le monde en images de synthèse, à la fin, n’est-ce pas lui – et nous – crever les yeux?5 » Qu’en est-il d’une génération pour qui le balayage électronique, la re-formulation du monde en paquets d’octets et en pixels a remplacé la trace physique? Notre vieux noir-et-blanc, l’importance qu’avec lui nous prêtions à l’empreinte lumineuse, à l’émanation comme le disait Barthes, serait en effet devenu inactuel. Il semble loin le temps où « un procédé chimique et physique » donnait à la nature « le pouvoir de se reproduire elle-même » (Louis Jacques Mandé Daguerre annonçant sa « découverte » en 1839).
Dès lors, l’authenticité n’est-elle pas une question obsolète? La photographie peut-elle encore être invisible6? (Le dernier bastion de cette invisibilité serait vraisemblablement le paysage). À qui Isabelle Hayeur adresse-t-elle ses vœux de réalisme? Peut-être à la visiteuse naïve qu’on aurait pu être devant ses « photographies » (entre guillemets puisqu’il n’est pas du tout évident que la traduction numérique soit de l’ordre de l’écriture de la lumière). Une visiteuse qui n’aurait pas su comment l’artiste fabrique ses images et qui aurait ainsi pu se laisser prendre au leurre de ces paysages composés de divers lieux distincts fondus en une seule image. Images d’endroits inexistants dont on ne peut dire qu’ils ont été là.
L’authenticité du (des) paysage(s) est certainement, parmi d’autres, l’une des belles interrogations posées par le travail d’Isabelle Hayeur. Question à double entrée, à tout le moins ambivalente, qui concerne à la fois l’image et sa chose. (Plus encore que la photographie, le paysage semble ces jours-ci souffrir d’adhérence du référent.) Je confondrai ici sciemment, mimant en cela je le souhaite les intentions d’Isabelle, le paysage comme milieu (ou comme objet in situ) et le paysage comme représentation. Il est malaisé de définir le premier qui me semble une chimère d’aménagiste, puisqu’il faut de la distance (du recul) et qu’il faut aussi disposer d’une série de filtres culturels, pour pouvoir ne serait-ce que nommer paysage ce qu’on a devant les yeux7. Et je suppose que le deuxième, qui avait ainsi déjà toute la place, est encore plus présent depuis que le monde s’appréhende par une fenêtre-écran, depuis qu’il est si simple de produire des simulations, des équivalences paysagères.
Le paysage comme palimpseste est une forme couramment examinée. Au fil des années et des siècles, selon les usages du sol et des ressources, des couches s’ajoutent qui oblitèrent les précédentes. Sociétés nomades, pastorales, agricoles, urbaines, industrielles, les unes après les autres ont modelé les lieux à leurs convenances. Phénomène fascinant auquel jusqu’à tout récemment on ne voyait rien de répréhensible. Isabelle Hayeur ne fait rien d’autre que d’opérer de nouvelles additions qui sont, dirait-on plus justement, des soustractions. Si habilement (particulièrement dans ses travaux les plus récents, qu’une qualité technique accrue rend encore plus efficaces) qu’on ne peut savoir comment ces paysages sont composés, de combien d’images elle a dû disposer pour arriver à ces tableaux souvent saisissants, toujours ambigus. Étonnamment, ces adjonctions ne sont pas des embellissements, comme on pourrait s’y attendre.
J’imagine Isabelle creusant des tranchées, ouvrant des failles, qui parfois se remplissent d’eau. Des décrochements. Aperçus ou projections de cassures, d’interruptions. Étranges ré-aménagements qui ne sont pas sans rappeler certains autres creusements ou excavations, je pense en particulier à ceux pratiqués par Michael Heizer et Walter de Maria8. Encore ici je prends le parti de tout amalgamer, chose et image, puisque de ces travaux, états éphémères de paysages que nous considérons avoir eu lieu, nous ne connaissons finalement que des photographies.
Si Isabelle Hayeur ouvre des failles, ce n’est pas pour révéler un état premier du paysage. Et d’ailleurs, s’il fallait dé-couvrir cette condition première, originelle, quel moment du paysage devrait-on choisir? Quel aurait été le temps de l’authenticité paysagère? Comme le souligne Anne Cauquelin, quels moyens ne faudrait-il pas déployer pour en revenir à l’originel, si jamais cela se peut? Et quelle est donc cette nostalgie? Nous sommes comme tiraillés entre la « mise en patrimoine » de sites, la mise entre parenthèses ou la mise en exposition de lieux exceptionnels ou exceptionnellement naturels9 et par la « disneyisation » du monde, la fabrication de parcs à thèmes où nous pouvons dorénavant expérimenter des pseudo-natures reconstituées pour consommation immédiate et sans dangers10. Et, entre ces deux extrêmes, il y a ces tentatives plus que discutables de restaurer des paysages typiques à l’image de tableaux anciens11.
Isabelle Hayeur, loin de ces naïvetés, s’en tient plutôt à cette évidence que dès le départ, dès leur saisie première (par un procédé traditionnel, un appareil 6 x 6 à négatif analogique, il me plaît de le souligner), les paysages qui feront sa matière initiale sont toujours déjà artificialisés par la présence, par l’activité humaines. Qu’elle les trafique et les retravaille jusqu’à en faire des endroits inconnus ou inconnaissables souligne encore mieux un certain état des lieux (ne parlons pas de leur génie, d’autres s’en sont très bien occupés) dont on pourrait dire qu’il est inéluctable. Quoi qu’on en pense le territoire, et conséquemment le paysage, a été et sera toujours en grande partie façonné (« culturalisé ») par les usages humains qui s’associent aux phénomènes naturels.
Isabelle aime manifestement les zones vides, désenchantées, comme déshumanisées parce que trop humanisées. Elle nous les propose afin que nous puissions en mesurer la force évocatrice, soit constater quelle bêtise il a fallu pour dévaster à ce point notre territoire, soit comprendre le lent travail de fermeture qu’opérera invariablement la nature-qui-a-horreur-du-vide. (Quoi de plus émouvant, dit-elle, que les traces et les empreintes en train de disparaître). Ces paysages un peu angoissants qu’elle construit (ou plutôt qu’elle extrait), sortes de non-lieux ouverts à la rêverie, elle les préfère à ce qui finira par remplir ces vides péri-urbains ou sub-urbains, maisons de ville ou bungalows en rangées. Et cela, malgré ce que l’on en sait, malgré qu’il faudrait à toute force vouloir voir disparaître ces fêlures. Entre le regard critique et le trouble, Isabelle Hayeur installe une attirance singulière, difficile à nommer ou à qualifier, pour ces sites qui sont comme sans destination, comme en attente.
« J’évoquais la foudre, la tempête, mais ce peut être aussi la fascination du gouffre, l’horreur du vide, l’attrait des vacuités mouvantes […] À l’aube des Temps modernes, les montagnes figurent les verrues de la Création; elles semblent un territoire satanique. Peu à peu, elles apparaissent comme de délicieuses horreurs qui procurent le frisson ; en un mot elles sont sublimes12. »
Ce qu’Isabelle Hayeur met en images, met en scène, n’est-ce pas la re-formulation, pour d’autres temps et d’une autre manière, d’une pareille perspective?
1 « We equate black-and-white photographs with ‘realism’ and the authentic. […] Thus, rather than adding to a photograph’s ‘realism’, colour invariably detracts from it and reflects the act of interpretation rather than recording. » Graham Clarke, The Photograph, New York, Oxford University Press, 1997, p. 23-24.
2 Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980, p. 128.
3 Ibid., p. 147.
4 John B. Jackson, « The Abstract World of the Hot Rodder » (1957-1958), Landscape in Sight. Looking at America, New Haven, Yale University Press, 1997, p. 199-209; Alain Corbin, L’homme dans le paysage, Paris, Textuel, 2001, p. 24-26.
5 Régis Debray, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Paris, Gallimard-Folio, 1992, p. 456.
6 Roland Barthes, op. cit., p. 18 : « Quoiqu’elle donne à voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit. Bref, le référent adhère. »
7 Anne Cauquelin, L’Invention du paysage, Paris, PUF, 2000.
8 Michael Heizer, Nine Nevada Depressions (1968-1970), Dissipate (1968), Displaced/Replaced Mass (1969), Double Negative (1969). Walter de Maria, Olympic Mountain Project (1970). Également, « … l’artiste proposait dès 1960 ‘un chantier artistique [qui] serait une sorte de grand trou dans le sol […] L’excavation du trou ferait partie de l’art’ ». Anne-Françoise Penders, En chemin le land art, tome 1 : Partir, Bruxelles, La lettre volée, 1999, p. 28.
9 Anne Cauquelin, op. cit., p. 5.
10 Entre autres : Alexander Wilson, The Culture of Nature. North American Landscape from Disney to the Exxon Valdez, Toronto, Between the Lines, 1991.
11 « On a ainsi tenté de rendre à la vallée de la Loue, dans le Jura, l’apparence qui était la sienne quand Courbet l’a peinte. » Alain Corbin, op. cit., p. 173.
12 Alain Corbin, op. cit., p. 88.
Suzanne Paquet s’intéresse au paysage construit depuis plus de quinze ans, d’abord comme artiste photographe, puis dans le cadre d’études de doctorat en histoire de l’art. Elle a présenté ses installations photographiques (dont plusieurs en collaboration avec Claire Paquet) au Canada, en Europe et aux États-Unis. Elle a notamment dirigé quelques publications, dont Terrains vagues, en 2000.