[Printemps 2002]
La mort suit de très près la vieillesse. L’œil hardi du photographe en sait quelque chose… Ces images nous introduisent ironiquement au cœur de l’appareil conceptuel de l’artiste Ivan Binet. Un monde panoramique qui ne défie pas que l’espace…
par Sonia Pelletier
« Dans les photographies, aussi diverses qu’elles soient, il reste toujours quelque chose d’une croyance au monde. »
— Régis Durand
Il y a de ces images silencieuses qui se passent a posteriori de commentaires. Celles d’Ivan Binet en font sans doute partie, d’où la pertinence qu’elles se retrouvent ici dans la section « Portfolio » de cette revue. Est-ce à dire que l’écrit ne peut être à la hauteur ? Peut-être, mais paradoxalement, cet aspect les offrant plutôt à la contemplation leur confère simultanément une force évocatrice qui stimule la libre énonciation. L’on sait de fait que le plus souvent, l’image photographique nous interpelle immédiatement et nous incite à entrer directement dans sa matérialité, sa surface, et ce, bien au-delà de sa mise en forme ou de son dispositif installatif. Ainsi, bien qu’il s’agisse ici, en substance, de la présentation de deux séries composées de cinq bandes horizontales, le regardant oscillera peut-être entre ces différentes images, mais il ne sera pas préoccupé par la détermination de leur union. Les combinaisons d’un tel répertoire sont infinies. On pourrait d’ailleurs se demander par quel ordre de classement on peut justifier un ensemble d’œuvres dont les sujets semblent aléatoires ou sous quel déterminisme formel et stylistique on peut réclamer ici que ces images constituent un « répertoire ». On y répondra d’emblée, lorsque, sur le plan du contenu, celles-ci sont toutes issues de l’univers du paysage, un genre que la photographie peut cadrer à l’infini. Mais on comprendra qu’il s’agit plutôt là d’un corpus tout subjectif, proposé par un artiste qui, comme tout bon photographe, est aussi un promeneur. Ces panoramas donnent à voir des sites que l’on retrouve dans certaines régions du Québec. Ils constituent pour lui la mémoire de ses voyages.
Selon des termes laconiques mais néanmoins utiles pour nommer des ensembles, les séries Civilisation et Fleuve ont été sélectionnées sous le dénominateur commun de Répertoire d’horizons. Comme c’est le plus souvent le cas, les représentations de paysages s’étirent à l’horizontale mais un parcours rapide tout comme un regard plus précis sur l’ensemble sèment le doute quant à une possible exagération du plan, à son débordement; comme si les paysages pouvaient virtuellement s’allonger à l’infini. On commence dès lors à soupçonner la fiction. Pourtant, les images sont d’une relative homogénéité et ne présentent pas d’objets en premier plan, les ciels sont égaux quant à leurs nuances et, bien qu’ayant parfois plusieurs points de fuite, la perspective ne dérange pas la composition générale du paysage. On ne voit pas de scissions ou de joints entre les différentes séquences qui constituent les scènes. À première vue tout semble se tenir, mais on comprendra après coup que l’on a affaire à d’habiles constructions d’images, à un montage infographique. La facticité de ces images implique néanmoins des hasards calculés au fil des déplacements du photographe, d’abord pensés à la saisie. Bien qu’imperceptibles, ce sont ces parcours et ces mouvements qui, dans un premier temps, assurent la continuité et la cohérence des images et qui contribuent au fait qu’il n’y ait pas d’hiatus dans ces paysages horizontaux.
La première présentation, composée de cinq bandes intitulée Civilisation, nous révèle des images dans lesquelles la présence humaine et son ancrage dans la civilisation contemporaine se font sentir. Maisons, cimetières, usines, terrains de stationnement, automobiles et roulottes sont autant d’éléments indicateurs d’une époque et de ses modes de vie. Toutefois, une première remarque s’impose : nous avons la curieuse impression que l’homme y brille par son absence. Ces lieux sans animation semblent inhabités : à première vue, aucun indice d’action ou de mouvement et si ce n’était des voitures, on croirait qu’ils sont abandonnés. On peut dès lors s’interroger sur la conception de ces images. D’une part, on peut s’imaginer que, tout au long de son parcours (à pied ou en voiture), le photographe a attendu le moment opportun afin de nous restituer quelque chose de cette atmosphère fantomatique. D’autre part, en se situant parfois devant, parfois derrière le même objet d’un environnement, il a anticipé la différence de résultat.
Les images de la série des panoramas Fleuve agissent de la même façon sur le spectateur, à la différence qu’elles contiennent presque essentiellement des éléments de la nature. Ces images étant plus épurées, leur largeur de champ nous apparaît plus plausible. Leurs espaces allongés évoquent les grands espaces associés à une vision romantique du paysage. Ils sont pratiquement désertiques. Mais il y a, encore ici, quelque chose de singulier. Comme l’on perçoit ces vues légèrement en surplomb, sans pouvoir vraiment en pénétrer la surface, elles ressemblent étrangement aux surfaces terrestres que présentent les cartes topographiques. Par ailleurs, bien que tout cela soit de la fiction, une sorte de familiarité et de vraisemblance règnent dans ces images en ce que l’on peut y reconnaître certaines régions du Québec comme Le Bic, L’ Île-aux-Coudres, Rivière-au-Tonnerre ou Tadoussac.
Composer avec la nature
Partant d’un réel qui aurait pu offrir des images plus traditionnelles, tout en pastichant la structure panoramique, les mises en scène de Binet créent des espaces imaginaires qui interrogent à la fois l’origine et la temporalité du sujet photographique. La distance que l’artiste garde face à ses moyens d’expression donne à voir, pour reprendre les termes de Régis Durand, un véritable « théâtre du temps et de l’espace ». Il y a dans ces hyperpaysages une transposition telle que ces lieux deviennent des constructions de nulle part ou d’ailleurs. Ces défilements de photogrammes juxtaposés arrivent à déjouer et à déformer l’illusion même que l’on a du paysage. L’incursion du numérique aura permis ici, empiriquement, que les modes de pensée et de « voir » photographiques soient explicites quant à l’ambiguïté de la création d’un piège. Une démonstration qui met ici la technologie au rang d’une ouverture supplémentaire sur le monde et sa création.
Sonia Pelletier est actuellement responsable des éditions au Centre d’information Artexte. Durant les quinze dernières années, elle a collaboré avec plusieurs centres d’artistes (Occurrence, Clark, Dazibao, Skol, Le Lieu) et écrit dans Inter, C Magazine, Esse et Espace. Fondatrice de PAJE Éditeur, elle a dirigé, de 1989 à 1996, cette maison consacrée à la publication d’ouvrages littéraires et de catalogues d’exposition.