Livres reçus – Jacques Doyon

[Été 2002]

Marc Trivier, Le paradis perdu
Yves Gevaert éditeur et le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain, Bruxelles, 2001, 192 p.

Voici un ouvrage déroutant et stimulant tout à la fois. Il s’ouvre sur l’évocation d’une image qui a marqué Marc Trivier, celle d’un enfant, survivant des camps, fixant la caméra de son regard – « Est-ce ce contexte qui me fera penser qu’un portrait dit un peu ce qu’il y a de tragique dans le fait d’être un humain et d’avoir conscience ? » –, et il se termine sur l’annonce, à la radio, que Gilles Deleuze s’est jeté par la fenêtre de son appartement – « Un jour de janvier, j’ai cessé d’attendre. » Marc Trivier, Belge né en 1960, a fait des portraits, il a photographié des paysages, des bêtes à l’abattoir, quelques lieux. Toutes ces images sont ici entremêlées et se répondent. Écrivains et artistes « à part » (les Genet, Foucault, Bacon, Beckett, Leiris, Warhol, Dubuffet et beaucoup d’autres) et résidants d’hôpitaux psychiatriques ne sont pas si facilement discernables les uns des autres, si ce n’était des légendes : même intensité du regard, même plongée en soi-même. Trivier photographie des paysages aussi, souvent des arbres, des ciels, surtout faits de lumière et des modulations des ombres et des gris : le « fond du monde ». Puis des photos d’abattoir, oscillant entre le portrait, la nature morte et le décor, montrent le regard devant la mort, la carcasse et les viscères, l’envers du monde. Enfin, quelque quarante pages de lettres, conversations, poèmes, citations et récits rendent la complexité et l’humilité de la démarche de Trivier, qui ne se réclame aucunement d’une subjectivité d’auteur, mais simplement d’une expérience du réel hantée de ses illusions. « Porter jusque dans le réel, dans la durée, cette lumière que le désir fait sourdre des êtres, ou des choses, et qui s’éteint avec lui, s’avouant alors illusoire, ou même n’avoir été qu’un stratagème du désir. »
 

Raymonde April, L’eau renversée
avec Patrick Coutu, Charles Guilbert, Serge Murphy, Marie-Christine Simard
Dazibao, collection carte grise, Montréal, 2002, 72 p.

L’eau renversée est un joli petit livre fait de courts récits, de citations et d’images évoquant la fréquentation d’un lieu en retrait des régions touristiques : Saint-Juste-du-Lac, dans le Témiscouata. C’est un village que Raymonde April connaissait déjà lors de son enfance passée à Rivière-du-Loup ; elle y était allée au temps du collège pour une enquête sur les moulins. Patrick Coutu y est né et y a passé tous ses étés, dans un chalet  tout près du lac. Ce chalet, Raymonde l’a loué durant quatre ans et y a invité ses ami-es. Cette petite publication, de même que l’installation-vidéo qu’elle accompagne, évoque de belle façon les relations que chacun, par le biais des images notamment, établit avec ce lieu. Le récit de Raymonde décrit particulièrement bien les spécificités de ce paysage et des mentalités des gens qui y vivent (le lac et le traversier, les côtes abruptes des zones forestières, le carrefour des Lots renversés, la maison du bout du rang retapée par Patrick Coutu, les vieilles filles de Squatec, etc.). Les huit courts chapitres s’ouvrent sur des citations dépeignant une certaine relation au paysage ou au monde (émerveillement, attachement aux détails, impossibilité de rendre l’expérience du monde, préservation d’une ouverture à la multiplicité…). Les images, attachées aux petits riens de tous les jours et à quelques moments plus poétiques, sont à la mesure de ces relations au monde. On retrouve là tout l’univers de Raymonde April, fait d’intimité et de proximité, mais se développant cette fois-ci en un récit qui apporte de la chair aux images, révèle les personnalités et dévoile aussi qu’une part d’elle-même réside dans cette région…
 

Mireille Loup, Une femme de trente ans
Filigranes Éditions et la Galerie Les filles du calvaire, Trézélan, Paris, 2001, 48 p.

Une femme de trente ans met en scène une jeune femme aux prises avec les interrogations et les doutes du début de la trentaine. Le ton est ici moins ironique que celui des fictions et des séries précédentes où Mireille Loup se mettait elle-même en scène et se jouait des multiples modèles de la féminité, sur un mode alliant l’humour, le kitsch et le tragique. En un court récit d’une vingtaine de pages accompagné d’une quinzaine de photographies, cette publication offre un portrait, en partie autobiographique, en partie générationnel, des jeunes femmes éduquées dans l’après-féminisme de Mai 68. Photographiée dans des lieux qui connotent la ruine d’un rêve idyllique, une jeune femme réservée nous est présentée avec un regard toujours absent, perdu dans son ennui, sa rêverie ou sa jouissance. L’homme est présent, mais sa figure est floue, parfois même pixellisée. Il y a quelque chose du photoroman dans ces mises en scène et ce récit au réalisme cru et aux élans contradictoires. Le désir de solitude et de s’assumer femme et indépendante s’y confronte à l’écœurement des relations amoureuses avec les hommes. Les questionnements sur l’héritage féministe de la mère s’y expriment dans un désir d’être « putain » avant d’être mère et dans l’affirmation d’une jouissance solitaire. L’apprentissage de la sincérité y alterne avec la déception et le désir de tout quitter. Trente ans : l’ère de la résignation et de l’acceptation… Et tout recommence. Cette œuvre existe aussi dans une version web et une exposition mêlant photographie, vidéo et bande sonore.