[Été 2002]
par Jacques Doyon
Evergon, Marisa Portolese, Olivier Christinat… Voilà trois manières bien différentes de présenter le corps féminin. Ainsi juxtaposées, elles font se rencontrer et se confronter à la fois la beauté et la vieillesse, l’attirance et le maintien à distance, l’affirmation de soi et l’abandon au regard de l’autre. Nues ou en tenue intime, toutes ces femmes posent.
Elles entretiennent une relation de confiance privilégiée avec le ou la photographe. Ainsi est-ce la mère d’Evergon qui désirait que son fils la photographie nue et l’offre ainsi à la vue de tous. Marisa Portolese a photographié ses amies et ses collègues; toutes, elles se sont prises à ce jeu d’une modulation des jeux de la sensualité et de la séduction. On peut présumer la même chose des modèles d’Olivier Christinat; toutes elles posent de façon naturelle et simple, et certaines ont accepté de le suivre jusque dans des poses associées à la pornographie.
Nous sommes pleinement dans l’ordre de la représentation, avec ses codes, ses manières, ses styles, issus tout autant de l’histoire de l’art, de la photographie, du cinéma et de la publicité. Une certaine imagerie mythique de la femme y est en jeu, avec ses manifestations concrètes et ses effets dans la vie de tous les jours : autant fantasme que vision de soi, projection que saisissement, construction tendue vers l’autre que piège et limites imposées. La séduction s’y retrouve confrontée à l’affirmation de soi. Mais il s’agit aussi de réel. Toutes ces images sont des portraits, parfois composés mais le plus souvent au naturel. Ces femmes ont un nom – leur prénom sert de titre à la photo – et elles nous regardent. Leur regard est quelquefois détourné, par moments même absent, dans un total abandon face au regard scrutateur, désirant ou curieux. Mais le plus souvent, ces femmes nous font face, elles soutiennent notre regard, elles affirment leur présence et leur réalité. En complicité avec l’artiste, elles nous interpellent. Modèles peut-être, mais nullement passives. Elles s’offrent à nous pour déjouer nos projections, pour en jouer et y échapper…
Le regard imperturbable du modèle se transforme en un miroir nous renvoyant à notre propre façon de voir, pourrait-on résumer en paraphrasant ce qu’énonce Dayna McLeod à propos des photographies de Portolese. Mais une telle interpellation est à l’œuvre dans l’ensemble de ces photographies. Une interpellation qui s’adresse tout autant aux hommes qu’aux femmes et met en question notre culture tout entière. Belle de jour, de Portolese, avec son allusion au film de Buñuel dépeignant une bourgeoise qui se prostitue pour échapper à l’ennui, ne peut qu’évoquer l’espace propre à l’autodéfinition d’une femme. Evergon se présente en odalisque, dans un effet de miroir qui, non seulement révèle un désir œdipien, comme le perçoit bien Alain Laframboise, mais ouvre aussi sur sa propre substitution au modèle, vers l’autoportrait. Christinat, quant à lui, a photographié le corps masculin nu et pratiqué aussi, depuis longtemps, le portrait et l’autoportrait, comme l’évoque ici Lyne Crevier, bien qu’en relation avec d’autres univers que celui de la séduction : ceux du grotesque et des canons de la représentation religieuse entre autres, dont notamment une allégorie christique, publiée sous le titre Photographies apocryphes, dont on peut voir certains extraits sur le site pascalpolar.be/repartistes/christinat/christ.html. Toutes ces images sont fascinantes. Dans leur simplicité même, elles offrent beaucoup à voir et à méditer.
Plus loin dans ce numéro, le compte rendu de l’essai Mauvais genre(s). érotisme, pornographie, art contemporain, de Dominique Baqué, apporte un intéressant contrepoint à ces images en offrant un aperçu des pratiques artistiques contemporaines ayant abordé les problèmes de la représentation du corps entre les extrêmes de l’érotisme et de la pornographie. On y trouvera aussi les comptes rendus d’un certain nombre de travaux marquants. Le premier est l’importante exposition rétrospective consacrée aux trente années de production photographique de Lynne Cohen, artiste canadienne majeure, largement reconnue sur la scène internationale. Le second est l’ouvrage récent de Martha Langford proposant une interprétation inédite des albums photographiques familiaux ou personnels. Enfin Emmanuelle Léonard offre une pratique radicale de dessaisissement en rassemblant une large mosaïque d’images prises par les usagers de divers milieux de travail.