[Automne 2002]
par Jacques Doyon
Ce numéro met en lumière le travail réalisé par certains artistes contemporains autour de l’archive photographique. La photographie, en raison de sa dimension documentaire, a été très tôt versée à l’archive et en a constitué une composante importante.
C’est d’ailleurs cette dimension qui a longtemps empêché sa reconnaissance par le milieu de l’art. Paradoxalement, aujourd’hui, c’est cette capacité même qui lui vaut d’intégrer les plus hautes sphères du marché et de l’institution artistique, comme l’illustre entre autres l’intérêt actuel pour les œuvres d’Andreas Gursky. Les fondements de cette évolution ont été mis en perspective dans l’ouvrage récent d’Olivier Lugon, Le Style documentaire. D’Auguste Sander à Walker Evans. 1920-1945, publié aux Éditions Macula.
L’archive est un dépôt, une accumulation souvent sélective, des traces d’une activité institutionnelle ou individuelle. On peut l’envisager comme un « dépôt de savoirs et de techniques » : traces accumulées d’une histoire, dont le contenu, mais aussi les opérateurs ayant présidé à sa constitution, demandent à être réinterprétés et réactivés. Ce à quoi les travaux des artistes ici réunis apportent leur contribution, à la suite d’un bon nombre d’autres, depuis les années 60. L’essai qu’Anne Bénichou publie dans ce numéro propose une lecture de cette histoire récente.
Between art and Art, que présente ici Vid Ingelevics, s’attache à mettre en valeur les critères qui président à la constitution de l’archive. En simulant les techniques propres au photographe de musée, avec des négatifs de grand format comportant un grand luxe de détails et couvrant un large champ, Ingelevics documente les passages et les carrefours, les installations de sécurité et de surveillance, les panneaux d’information et d’orientation et les activités commerciales des musées. Il archive ce que notre œil oblitère normalement durant la visite. Il réintègre dans le domaine de l’art ce que l’institution tient habituellement pour de la pure documentation technique mais qui est en fait tout à fait révélateur du fonctionnement du musée. Le texte que signe Elizabeth Legge analyse précisément les enjeux de cette simulation.
La série de Catherine Poncin, Du champ des hommes, territoires, propose, quant à elle, une lecture sédimentaire de l’archive et de l’histoire de la Ville de Bobigny. La métaphore archéologique et géologique qui structure son dispositif visuel se veut à l’image de la mémoire : un lent cumul qui trop souvent oblitère ce qui l’a précédé, et oblige ainsi à creuser pour retrouver les strates enfouies. Ce travail répondait à une commande visant à restituer une identité aux habitants de cette ville. Poncin ne peut que refléter l’anomie propre à toutes les petites villes satellisées. Elle ne peut qu’extirper les fragments de ce qui aurait pu être une histoire, ou pourrait éventuellement en devenir une. Ce miroir brisé, elle le tend, sur des bannières, dans les rues de la ville. Michèle Cohen Hadria dénoue tous les fils de cette fouille.
Plus que les autres, Patrick Altman travaille sur le cumul, il rend palpable l’énorme masse de documents et d’objets sur lesquels repose le musée. Photographe en chef du Musée du Québec, il puise à même les rejets de son activité professionnelle, en s’attachant notamment aux détails des œuvres. Ses pièces comprennent parfois jusqu’à mille photographies. Les modes de présentation qu’il privilégie concourent à problématiser notre relation aux œuvres, en insistant sur les conditions de perception, le relais du support photographique comme « musée imaginaire », le détail comme punctum. Abordant d’autres collections de musées ou introduisant des images reliées à sa propre histoire, Altman a construit une œuvre qui ouvre l’espace de réception des œuvres en le liant à la culture, à la mémoire, aux récits personnels. Louise Déry rend compte ici du développement de ce travail.
Ces quelques œuvres sont autant d’exemples significatifs de ce que l’expertise du travail de l’image des artistes contemporains peut apporter aux enjeux de l’archive photographique. Encore faut-il que cette archive soit versée au domaine public, comme Arthur Kroker nous le rappelait dans la publication du dernier Mois de la photo à Montréal, à propos des archives Bettmann récemment acquises par Bill Gates.