[Automne 2002]
Les installations de Patrick Altman explorent le rôle de la photographie dans la mise en valeur et l’intégration des œuvres d’art dans la mémoire collective et individuelle.
Puisant à même son métier de photographe de musée, Altman détourne l’archive muséale pour proposer d’autres modes de présentation et de lecture des œuvres, privilégiant l’attention aux détails, aux conditions de la perception et aux investissements personnels de l’image.
par Louise Déry
Patrick Altman met en scène les phénomènes de l’inventaire et de la classification propres aux collections muséales, associant ainsi sa vie professionnelle de photographe de musée et sa pratique d’artiste1.
Il réalise en 1992, pour le Fonds Régional d’Art Contemporain Champagne-Ardenne, un projet qui pose de façon exemplaire les divers paradoxes de sa démarche : une prise de contact large et généreuse avec des centaines d’images de collection, mais un accès physique limité ; un dévoilement quasi exhaustif du contenu du fonds, mais une perception fragmentée, syncopée, où les indices s’avèrent des éléments de référence instables ; une attitude muséologique dédiée à la collection, à la conservation et à la diffusion, mais une abdication devant ses normes et une inorthodoxie dans la mise en vue photographique. Il travaille alors à partir de la collection de photographies du FRAC de Reims ; il recouvre la totalité du plancher de mille photographies qu’il protège de carreaux de verre et aménage un espace de circulation restreint sur un seul côté. Cette déportation des images, de l’espace vertical traditionnellement voué à l’œuvre bidimensionnelle, vers le sol constitue la solution envisagée par Altman pour esquiver les contraintes d’un lieu architectural doté d’une fenestration presque systématique du pourtour.
Au repérage de portions d’images qui semblent se chercher et parfois se compléter, à la saisie d’un contenu qui s’avère pourtant fuyant en raison de la mise à distance et de l’inaccessibilité de plusieurs d’entre elles, s’ajoute le glissement de la lumière qui balaye au fil des heures la surface des carreaux de verre et superpose à l’œuvre une autre grille, provenant de la réflexion des fenêtres. Deux index s’entrecroisent ici, temps et lieu, contractés pour établir les circonstances requises par l’œuvre et par le site qu’elle habite. Mais le processus de décodage est sans cesse entravé. Plus la lumière se fait présente, plus les images se dérobent, s’évanouissent. C’est alors l’œuvre qui impose sa réalité, qui se donne pleine et entière, qui irradie sur les murs environnants, qui prend possession du lieu tout entier. Son titre, Instabili, confirme l’exigence de la lecture, invite à l’errance du regard, souligne la fragilité de ce qui est donné à voir.
L’éclat de l’oubli
Altman reprend ce dispositif lors de la création en 1996 d’Œuvres oubliées, saisissante mosaïque intégrant plus de mille six cents photographies qui montrent des détails extraits de deux cents reproductions d’œuvres de la collection du Musée du Québec. Il quadrille à nouveau le sol de cette multitude de clichés en noir et blanc et de formats identiques. Toutes les photographies sont démarquées par les marges blanches du papier et présentent des variations d’intensité de tons indicatrices de divers états de développement dans le processus d’exposition et de fixation de l’image.
Cette installation évoque l’oubli ; elle en traduit le symptôme non seulement par la présence nostalgique des œuvres d’une autre époque, mais par le dégradé qui affecte la lisibilité des sujets qui se dérobent peu à peu dans la blancheur du papier photographique. La pénombre qui enveloppe les images sous-exposées des premiers rangs est graduellement percée par la lumière qui conquiert graduellement l’espace photographique au point d’en absorber totalement la « figurabilité » dans les images surexposées et fantomatiques du lointain de l’œuvre.
Dans une installation spécialement conçue pour le frac Basse-Normandie, l’artiste réitère certains paramètres d’Instabili et d’Œuvres oubliées, en introduisant toutefois une nouvelle donnée. Mise en espace, effet de nombre, étalement au sol, accès restreint et lecture en surplomb continuent d’assurer le réglage physique de l’œuvre. L’installation comporte environ mille photographies : d’une part, des clichés montrant l’architecture de cette institution, prises par Altman lors d’un séjour récent ; également, des photographies d’archives tirées d’un fonds de l’ancienne École de Médecine de Caën, lieu qui abrite aujourd’hui les espaces du FRAC ; finalement, des détails d’œuvres de la collection du FRAC, une collection de photographies axée sur la représentation du corps et développée en relation avec les anciennes fonctions du lieu. Cette association d’images aux statuts divers a pour effet de les rabattre à des niveaux de signification équivalents, avec pour seule nuance le traitement d’intensité de lumière décidé spécifiquement pour chacune d’elles par l’artiste. C’est dire la part obsessive de ce travail qui se pense à partir du nombre et de l’ensemble mais qui se concrétise dans le rapport exclusif et unique à chaque motif traité. Cette réalisation réunit les raisons d’être successives de ce lieu, de l’école de médecine au dépôt d’œuvres photographiques anciennes et contemporaines et, à partir de celles-ci, de la source même de la création à l’espace d’exposition.
En parallèle avec ce projet, Altman effectue des recherches au Mémorial de Caen, dans le cadre d’une résidence d’artiste au Centre d’art contemporain de Basse-Normandie à Hérouville. Un nouveau mode de mise en vue apparaît, dans la mise en relation de trois grandes photos avec des artefacts empruntés au Centre d’archéologie de Caen. Entre le mur et le sol de la galerie, des ruines réelles et représentées se côtoient, survivance de chefs-d’œuvre dont il ne reste que des traces enregistrées photographiquement et des fragments de pierre. Devant ce qui s’effondre littéralement du plan vertical au sol, devant cette architecture qui s’écroule, l’artiste se fait archiviste, travaille à la pérennité des formes de l’art à la fois élaborées mais détruites sous l’action de l’homme.
L’art en tant que photographie
On aura abondamment discuté, dans la littérature photographique, de la photographie en tant qu’art. Mais à l’égard du travail de Patrick Altman, c’est à l’exact opposé qu’il faudrait s’attarder quand s’impose à l’esprit la contribution des André Malraux ou Frederico Zéri, pour qui la photographie des œuvres a constitué la pierre angulaire du savoir sur l’art, en a permis le réglage des méthodologies, l’étude et l’analyse et souvent, en a justifié la conservation et la restauration. On ne peut faire autrement que d’évoquer ici cette image de Malraux surplombant des dizaines de reproductions d’œuvres d’art étalées au sol, dans cet exercice de recréation incessante de son musée imaginaire. Cela donne également l’occasion de réexaminer les intuitions de Walter Benjamin qui aborda la question de « l’art en tant que photographie ». « Chacun, suggérait Benjamin, pourra constater combien une image, mais surtout une œuvre plastique, et au plus haut point une architecture, se laisse mieux saisir en photo que dans sa réalité […] Dans le même temps à peu près où se constituaient les techniques de reproduction, un changement s’est produit dans la manière de saisir les grandes œuvres. On ne peut plus les considérer comme des productions d’individus ; elles sont devenues des produits collectifs, si puissants que, pour les assimiler, il faut d’abord précisément les réduire. En fin de compte, les méthodes de reproduction sont une technique de réduction et procurent à l’homme un degré de maîtrise sur les œuvres sans lequel elles ne pourraient plus être à sa disposition. […] Si quelque chose caractérise les relations actuelles entre l’art et la photographie, c’est bien la tension qui reste sensible entre eux qui est due à la photographie des œuvres d’art2» .
De ce point de vue, le travail de Patrick Altman, qui ouvre d’un côté sur les coulisses des collections institutionnelles pour les diffuser et les sortir de l’oubli, mais qui d’un autre côté signe leur réduction, leur altération ou leur disparition, propose sa vision de l’art sous forme de photographie. S’il examine, classe, dispose et ordonne les corpus qu’il découpe en fragments, il ne consent à les présenter qu’avec la réserve d’une lecture fragmentaire, à distance. Témoin de cette attitude formelle au si grand pouvoir poétique, une œuvre récente intitulée Les Tableaux, comprenant 1 200 photographies de peintures de la collection d’art ancien du Musée du Québec, stratifiées, dressées au mur sur des tiges de bois, tel un vaste paysage en étendue et en profondeur, qui « s’adresse au regard » et le convie au paradoxe de l’apparition et de la disparition.
Le musée personnel
Dans son travail, Altman croise les fonctions du collectionneur et du conservateur tant dans le repérage qu’il fait des motifs à exposer que dans les procédés de mise en espace qu’il conçoit pour ses installations. On pourrait avancer qu’il s’agit d’un acte critique envers la muséologie qu’il ne parodie pas véritablement mais dont il paraphrase les méthodes et les manières, quand il ne s’agit pas tout simplement d’en exemplifier les lacunes et les impossibilités. Dans Venise revisitée, il fait subir à des photographies originales anciennes des « sévices » qui en compromettent l’intégrité et la valeur. Elles sont exposées sous la forme de diptyques et de triptyques, en relation avec une reproduction qui exhibe un détail ou une partie de l’œuvre avant qu’elle ne soit oblitérée ou détruite. Il s’agit surtout de montrer, dans la logique du travail d’Altman et dans la stratégie qu’il utilise par le geste faussement salvateur d’enregistrer d’abord l’image avant de la détériorer, comment la photographie parvient à conserver la nature de l’œuvre ou l’information qu’elle contient, comment elle se montre apte à enregistrer des traces du réel, comment elle est elle-même un acte de conservation.
L’établissement de tous ces gestes répétés – collectionner ou examiner des collections, choisir, reproduire, exposer, installer – intrinsèques au travail de Patrick Altman, trouve son écho le plus retentissant lorsqu’il s’agit d’envisager ses œuvres personnelles, issues du musée de sa propre pratique, comme faisant elles aussi partie de collections, accédant à leur tour à la nomenclature muséologique de l’inventaire, du catalogage, de la description, de l’étude et de la reproduction. C’est ainsi que le Musée du Québec s’est notamment porté acquéreur d’Œuvres oubliées en 1997, démontrant ainsi l’intérêt d’une mise en abîme photographique de sa propre collection.
Le musée personnel de Patrick Altman s’expose aussi sous le mode autobiographique lorsqu’il élabore la mise en image d’événements qui le concernent directement. Chambre 309, un projet réalisé à Québec en 1993 dans le cadre de Chambres d’hôtel, exemplifie à souhait ce procédé. À nouveau, une collection de photographies recouvre le sol, protégées par des carreaux de verre. Elles évoquent l’enfance de l’artiste et la traversée de la famille Altman sur l’Ivernia, lorsque celle-ci quitta la France en 1958 pour s’installer au Québec. Au nombre des photographies, des images de la mer, un portrait de la famille Altman sur l’Ivernia, la liste des noms des passagers, des travailleurs immigrés du début du XXe siècle. Travaillant ainsi sa propre mémoire, amalgamant ses souvenirs à des circonstances historiques, leur redonnant corps et réalité au sein d’une œuvre qui s’insère à son tour dans l’histoire de sa pratique, Patrick Altman conjure le spectre de l’oubli.
La photographie comme déposition
Altman met en veilleuse sa compétence technique de praticien photographe lorsqu’il n’hésite pas à transgresser les normes de la photographie. Il ne s’agit pas de confirmer une « rupture » avec la spécificité aléatoire de la discipline, mais de travailler à son « ouverture ». De fait, Patrick Altman pratique une photographie « conceptuelle » justement détachée mais consciente de ses normes et réenvisage, de multiples façons, la photographie au-delà de sa pratique même : quand il produit de nouvelles images, quand il se soustrait de la prise d’image en tant qu’opérateur, quand il recourt à des images préexistantes dans leur intégralité ou dans la possibilité qu’elles offrent d’être modifiées, quand il donne préséance aux stratégies de déconstruction de l’image pour liquider le sujet, ne conservant que de vagues allusions au motif (portrait, paysage, scène de genre) ou une pâle lueur de sa « figurabilité ».
Mais la photographie d’Altman n’est pas seulement indice du temps et du lieu. Elle est une réflexion beaucoup plus complexe sur la perception – celle du monde externe comme celle de l’art –, une plaque sensible inversée où la projection de notre regard prendrait le relais sur le sens des images partiellement dissimulé sous la surface du verre qui fait écran, et sous les reflets de lumière qui l’effleurent. À n’en pas douter, s’active ici la capacité de la photographie à stimuler l’introspection au sens où l’entendait Walter Benjamin : « Elle seule peut nous renseigner sur cet inconscient de la vue, comme la psychanalyse sur l’inconscient des pulsions3 ». À travers un langage plastique fait de réflexions, d’impressions et de miroitements, les œuvres d’Altman exacerbent les troubles de notre vision et creusent un vide dans nos certitudes. Elles instaurent mille questions : sur la pérennité de l’art ramené à un vaste dispositif documentaire; sur la « décréation » du médium photographique; sur l’impasse de la culture comme lieu symbolique ; sur l’obsession du réel ; sur l’innocence postmoderne. Aveuglées par une trop grande lumière ou endormies dans la noirceur de l’image, elles reposent, protégées par le silence de l’artiste. Il s’agit là, je crois, d’une déposition de l’art et de l’image.
Ce texte est une adaptation d’un essai paru dans le catalogue Patrick Altman, Centre d’art contemporain de Basse-Normandie, 1998, 24 p.
1 Patrick Altman est photographe attitré de la collection et des expositions du Musée du Québec, Québec, depuis 25 ans. Il expose de façon régulière depuis 1988.
2 Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », dans L’Homme, le langage et la culture, Paris, Denoël / Gonthier, 1955, 1971, p. 74-75 (traduction Maurice de Gandillac).
3 Ibid., p. 62.
Privilégiant l’installation en photographie, la démarche de Patrick Altman opère sur les paradoxes des institutions muséales en puisant à même les documents d’archives de ces lieux dédiés à la collection, à la conservation et à la diffusion des œuvres d’art. Patrick Altman est photographe en chef au Musée du Québec, membre du conseil d’administration du centre VU et membre fondateur de la revue Inter. Il vit et travaille à Québec.
Louise Déry dirige la Galerie de l’UQAM et enseigne en muséologie. À titre de commissaire et d’auteur, elle a entre autres réalisé des projets avec Dominique Blain, Geneviève Cadieux, Angela Grauerholz, Jana Sterbak, Nancy Spero, Roberto Pellegrinuzzi, Michael Snow, Daniel Buren et Giuseppe Penone. Elle détient un doctorat en histoire de l’art.