[Printemps 2003]
Hubertus von Amelunxen : Les réserves du CCA constituent une mémoire éclatée de l’architecture, de 1840 à nos jours, des fragments de temps d’un monde construit et pensé en partie sous forme de projections utopiques. Au commencement du projet, il y avait un choix d’images, environ deux cents. Bien que cette sélection ait répondu à des critères très subjectifs – au sens de Roland Barthes, le punctum primait nettement, l’approche du sujet partait d’éléments individuels de la photographie –, il y a sans doute eu certains partis pris qui ont pu déterminer la sélection, ou qui ont pu apparaître aussi à la lecture des images. Les photographies, par exemple, ne devaient pas être envisagées en tant que représentations du passé, mais en tant que percées dans l’espace, susceptibles d’ouvrir des perspectives dans d’autres volumes, des espaces non représentés ou non représentables. En ce qui me concerne, je conçois la photographie comme une délimitation de l’espace et du construit, à l’opposé d’une conception qui tendrait à fixer la photographie par rapport aux référents. Chacune des photographies choisies participait dans un certain sens à l’invention d’un volume. La première sélection correspondait peut-être au rêve d’une syntaxe à définir, de critères à établir.
Alain Paiement : Les images que j’ai choisies pour l’exposition, la plupart en tout cas, sont liées structurellement. Plusieurs des photographies sur lesquelles je me suis attardé construisent un volume photographique en cadrant des architectures d’acier et de verre. Nombre d’entre elles engagent un regard subjectif, non descriptif, construisant un volume perceptif contenu dans un cadrage rectangulaire ou carré. En resserrant ma sélection d’images au cours de 2001–2002, j’ai été porté à établir des liens complémentaires en fonction d’interprétations qui ont constamment évolué depuis le début du projet.
Ainsi, en regardant les photographies du Pont sur le Forth en Écosse en début de construction, j’ai retenu une vue dans laquelle la courbe du pont est amorcée, le tablier quittant le rivage et l’horizon. À cette photographie j’ai associé celle dans laquelle on voit le début de la construction d’une pile de la Tour Eiffel, « poussant » obliquement vers le ciel. Dans la même suite, j’ai ajouté deux photographies prises au cours de la construction du Monument à la IIIe Internationale de Tatline, ainsi qu’une du deuxième Mausolée de Lénine, au-devant duquel on construit des tribunes…
La frontalité de ces images s’éloigne toutefois un peu de la réflexion qui traverse l’ensemble des images sélectionnées au départ. La photographie héroïque du montage final au sommet de la tour de Tatline formalise l’idée de quelque chose qui croît et qui est en train de se construire. Mises côte à côte, ces images évoquent, un peu simplement, peut-être, une vision raccourcie du progrès moderne et des signes avant-gardistes de son déclin mais, à la longue, les liens que j’ai commencé à tisser entre les images, et parfois les retours que j’ai pu faire plus tard, se sont complexifiés. En plus d’un agencement formel, j’ai introduit une narration qui expose diverses idées sur le point de vue, le modèle, l’échelle ou l’histoire. Cette complexité est articulée par une composition de points de vue photographiques.
À la base de la disposition des images, j’ai prévu un alignement horizontal dans lequel on retrouve une figure humaine, qui établit l’échelle de ce qui est photographié. Cet homme regarde, mais quelques fois – dans une photographie de l’Intérieur du Kaufhaus Breminger de Lazi, par exemple, ou dans le photomontage de Maurice Tabard – il semble regarder le vide. Ailleurs, qu’il soit tout petit au pied de la tour Eiffel ou encadré d’ombre et d’acier dans une photographie du Chantier de l’Unité d’habitation de Marseille, de Lucien Hervé, il semble que cet homme regarde plutôt vers le photographe. Il nous regarde.
La distribution des photographies au long de cette ligne suit plus ou moins un déroulement chronologique qui évolue du début du XXe siècle à la fin, avec une prépondérance d’images produites entre les Première et Deuxième Guerres mondiales. J’ai inséré, au travers de cette partition, quelques photographies de modèles architecturaux aux formes spiralées et géométriques.
Toutes les images disposées sur la ligne du centre sont photographiées à partir d’un point de vue horizontal, ou presque. Les images situées au-dessus présentent pour la plupart des vues en contre-plongée, alors que celles qui sont placées dessous présentent des vues en plongée. Ces images en plongée et en contre-plongée sous-tendent une subjectivité du regard.
HvA : Ce choix d’images forme une texture d’espaces possibles, d’espaces virtuels qui contiennent quelque chose que Jean-François Lyotard a nommé un jour la « compossibilité » pour éviter le mot d’« utopie ». Aujourd’hui, notre tâche n’est-elle pas de considérer la capacité de ces espaces – pensés dans ces photographies et situés au-delà des fragments photographiques – à développer d’autres espaces ? L’espace entre les images ne constituerait-il pas ici une première étape ? La photographie est un art de la traduction et chaque regard, ici et maintenant, peut engendrer une théorie du seuil (au sens de Walter Benjamin). La tâche du théoricien du seuil, du traducteur, réside dans l’inversion de la temporalité photographique. L’avenir de la photographie est d’une certaine façon son arrivée. À ce propos, j’aimerais reprendre deux de vos réflexions, celle de la partition et celle de l’horizon. La partition est la notation d’une migration tonale, un code qui fixe le développement ou la dispersion des sons dans l’espace, qui évoque toujours pour moi un papillon. La partition note le mouvement du son, de l’écho, et peut représenter de façon contrapuntique chaque son en tant qu’annonce d’une correspondance à venir. Le fait de disposer les photographies sur une ligne horizontale – comme une rangée de papillons épinglés dans une collection – entraîne une spatialisation de ces instants, de ces images d’époque, pour en faire une partition chronologique.
AP : En cours de recherche, j’ai épinglé sur un mur et placé à l’écran de mon ordinateur des images en établissant des liens formels de l’une à l’autre. J’ai organisé des distances entre les images en établissant des dialogues vectoriels entre les constructions photographiées… d’un angle à un autre, d’un élément de construction à un autre, des diagonales, des points de rencontre… des situations assez tangentielles. La disposition des images sélectionnées comporte des nœuds dans un réseau de relations, tant formelles que sémantiques, établies par le regardeur-lecteur. Cette organisation a pour effet de raconter un homme regardant quelque chose qui se construit.
En réévaluant les dialogues entre les images, j’ai ajouté une vue très plongeante d’une structure en acier que j’ai prise dans le chantier de la Caisse de dépôt et placement, à Montréal. Elle opère en contrepoint de l’image Gratte-ciel vus en abstraction, de Harry M. Callahan, située au-dessus de la ligne centrale. Les liens ici à l’œuvre sont des réflexions sur la vision – au sens propre et au figuré –, sur l’histoire de l’architecture moderne et sur le modèle.
Le modèle est à l’origine de la construction. Il la précéde, et il constitue une forme de projection. Il indique presque toujours quelque chose à venir. S’il ne préfigure pas nécessairement quelque chose à construire, il appelle inconditionnellement à un autre modèle, celui de la cognition et de sa reconstruction mentale dans la compréhension qu’on en fait. Par ailleurs, la juxtaposition de photographies de maquettes des VKhoutemas, avec une maquette de Leonidov et des photographies du monument pour la IIIe Internationale socialiste, de Tatline, a pour effet de rappeler que ce dernier est d’abord un modèle. Un projet. Utopique.
HvA : Les maquettes des ateliers des VKhOUTEMAS sur le thème de la transparence et du volume sont peut-être le symbole de la configuration des regards rassemblés, de la projection d’une architecture à venir. On considère communément la photographie comme un témoignage documentaire de l’architecture, utilitaire et fonctionnel, fait le plus souvent de façon orthogonale, frontale et détaillée. La photographie n’est soumise ni à l’économie de l’architecture, ni au marché de l’art. Comme si l’on refusait constamment de reconnaître le pouvoir d’action de la photographie. Tout éclairage de l’architecture signifie aussi sa transformation : la photographie, pas plus que l’architecture, n’est innocente. Mais j’ai l’impression de décrypter dans votre sélection d’images et dans votre manière de les orchestrer une sorte de mise en abyme des espaces architecturaux qui contraste avec une structure particulière de la vision ou du champ visuel. […]
AP : Assez tôt dans l’élaboration du projet Tangente, en dialogue avec les photographies choisies dans la collection du CCA, j’ai décidé de ne pas miser sur la grandeur ou la réputation du bâtiment à photographier. Ce dernier peut être un prétexte. Il m’importait de photographier un plan de verre en construction. Un chantier en écho aux images choisies dans la Collection.
Aux chantiers de la tour Eiffel, du pont sur le Forth, de la sculpture-monument de Tatline et des tribunes sur la place Rouge, j’ai associé un modèle de Leonidov, les petites maquettes des VKhoutemas, ma photographie du chantier de la Caisse de dépôt, tout comme le photomontage de Tabard qui résulte d’une déconstruction, mais qui recèle une dimension de chantier dans l’image (à cause du procédé de montage).
J’ai répondu à ces images en portant un regard sur un plan vitré qui, bien évidemment, constitue un tableau de verre. On fait vite une allégorie qui renvoie à la notion de vision : construire un tableau de visibilité. Toutefois, je ne voulais pas m’en tenir à une simple lecture métaphorique. Le processus même du travail de l’image devait avoir une résonance avec l’interprétation que j’ai faite des œuvres sélectionnées. Comme il s’agissait de construire l’image et de reconstruire l’architecture en même temps, le photomontage devait alors être en réciprocité avec la construction qu’il interprétait. L’œuvre ne pouvait se résumer à la représentation d’un sujet (« des ouvriers en train de construire une baie vitrée ») qui aurait été apparenté aux pièces de l’exposition.
L’œuvre principale qui en résulte est intitulée Fractal Palace, pour rimer avec Crystal Palace. Bien que je n’aie pas inclus d’image du fameux palais de verre dans l’exposition, j’ai regardé attentivement, au cours de ma recherche dans les réserves du CCA, le corpus couvrant la construction du Crystal Palace à Londres. En fait, c’est la nature particulière de ces documents (tirages fragiles à l’albumine, assemblés en album) qui ne me permettait pas de les insérer dans la phrase horizontale.
J’ai photographié la baie vitrée colorée conçue par l’architecte montréalais Hal Ingberg, la façade De Bleury, qui achève l’agrandissement du Palais des congrès, du côté ouest du bâtiment. J’ai employé des outils et des méthodes différents des procédés que j’avais expérimentés auparavant. La prise de vue est faite avec des téléobjectifs. J’ai travaillé avec un schéma hexagonal, inscrit dans le viseur de l’appareil photographique, et dans la manière de juxtaposer, d’imbriquer ou de superposer à l’ordinateur les différents modules hexagonaux, j’ai cherché à reconstruire à la fois le plan de la baie vitrée et l’arrière-plan composé principalement d’un autre chantier, celui de la Caisse de dépôt et placement du Québec, en face. Le résultat est lié réellement et métaphoriquement à la vision au travers d’un prisme. Mais encore, à une idée plus « second degré » et plus narrative en rapport avec le processus de travail. Les unités modulaires créent parfois des petits nœuds dans l’enchevêtrement de l’ensemble. La verrière colorée d’Ingberg se voit fragmentée dans un processus double de déconstruction et de reconstruction, qui agit tant au niveau de la complexité des coloris qu’à celui des composantes structurales en acier. L’unité hexagonale permet une croissance à la fois organique et cristalline du photomontage. Son inachèvement ouvre un espace de projection de la croissance de l’image. […]
NDLR : Les images illustrant ce texte proviennent du travail d’Alain Paiement, tangent e, un montage de 22 photographies de la collection du CCA, épreuves argentiques, 152,5 cm x 732 cm, 2003.
Depuis ses toutes premières productions picturales et installatives, puis dans une recherche photographique amorcée dès 1985, Alain Paiement explore et renouvelle systématiquement les modes de représentation de l’espace et du temps, dans une démarche qui se situe à la croisée des traditions picturale, photographique, architecturale et cartographique. Ses travaux ont été largement exposés au Canada et en Europe. Alain Paiement vit et travaille à Montréal.
Hubertus von Amelunxen, conservateur invité du Centre canadien d’architecture, est directeur scientifique de l’International School of New Media (INSM), à Lubeck, en Allemagne. Docteur en langues romanes et en littérature, il a occupé plusieurs postes universitaires et a aussi été directeur-fondateur du Forum – Centre for Interdisciplinary Project Studies, à la Muthesius Academy for Art and Design, à Kiel. Il est auteur et éditeur de plusieurs ouvrages sur les nouveaux médias et sur l’histoire et la théorie de la photographie. Il a aussi organisé de nombreuses expositions internationales, dont la dernière en date est Tomorrow For Ever – Photographie als Ruine, Krems-Duisburg, 1999-2000.