[Printemps 2003]
Certains de ses panoramas semblent dévoiler la courbe de la surface terrestre, d’autres font se télescoper les lignes de rencontre et d’intersection, d’autres, enfin, font s’enrouler le monde autour de notre point de vue…
par André Clément
Je me souviens d’un séjour dans les Rocheuses pendant lequel un artiste albertain avait transformé une pièce complète du Banff Centre en camera obscura.
En pénétrant dans cette chambre, il ne fallait que quelques minutes aux yeux pour voir apparaître le majestueux paysage des pics enneigés sur le mur de la pièce opposé à l’orifice lumineux. Ce qui me fascinait surtout, dans cette vision en apparence furtive, c’était que la vaste projection, fruit du cône de lumière différenciée émanant du petit trou percé à même la fenêtre obstruée, se distordait de façon curieuse sur les murs latéraux qu’elle atteignait partiellement, créant ainsi des images lumineuses aux points de fuite étranges, un monde oblique et parallèle au nôtre, une altération du réel obtenue sans aucun artifice, sans même l’aide d’une lentille ou de quelque mécanisme que ce soit.
Quand on fait ce genre d’expérience visuelle, on ne peut pas s’empêcher de songer à la fascination qu’ont pu ressentir les êtres humains qui prirent connaissance les premiers de ce phénomène optique qui allait un jour révolutionner le monde de l’image et de la représentation : un simple petit trou rond, aménagé dans la paroi très mince d’un espace clos et sombre, permet d’observer sur les murs intérieurs un panorama lumineux inversé, une image miroir du monde qui se trouve à l’extérieur.
L’effet que les images de Jean-Philippe Lemay ont produit sur moi, la première fois que je les ai vues, est un peu semblable à celui de l’expérience mentionnée plus haut, en ce sens qu’elles m’ont fait éprouver ce sentiment de retour aux sources, à l’essence primitive de la captation lumineuse, dont les savants de la Renaissance allaient bien sûr un jour définir les règles, et qui n’est plus aujourd’hui comprise que comme l’enregistrement mécanisé et banalisé d’images parmi des millions d’autres. Comme l’électricité, le photographique est maintenant considéré comme une manifestation dont seuls les résultats comptent : les appareils ménagers fonctionnent, les appareils photographiques donnent des images, et à peu près personne ne veut réellement savoir comment cela s’opère, quelle phénoménologie est en jeu.
Les travaux de Jean-Philippe Lemay nous permettent de nous introduire dans le processus de formation de l’image, ils nous convient à un questionnement sur sa fabrication à partir du principe physique de la diffraction des rayons lumineux. La genèse du procédé de Lemay constitue en fait un véritable réinvestissement des paramètres photographiques à partir de leurs données les plus simples. D’abord, l’artiste construit ses appareils de prise de vues comme des objets sculpturaux dont l’esthétique semble déjà annoncer les sujets de ses futures prises de vue, comme nous le verrons plus loin. Il s’agit le plus souvent de cylindres métalliques aux proportions variables, percés dans certains cas de plusieurs ouvertures, qui permettent de capter des portions plus ou moins étendues du monde visible sur leurs parois intérieures circulaires. Ces chambres de captation, réduites à leur plus simple expression, sans lentilles ou viseurs, ne permettent donc pas aisément de poser l’acte fondateur de la prise de vue : le cadrage du sujet. La préconception des images à produire prend de ce fait ici une importance primordiale.
L’instantanéité photographique est aussi mise à mal par la méthode de Lemay. La pellicule utilisée par l’artiste est en effet peu sensible, et l’apport lumineux des trous d’épingle très faible, ce qui donne des résultats rappelant les premiers daguerréotypes, où toute présence humaine et mouvante était occultée. Les paysages obtenus deviennent donc le produit d’une temporalité photographique spécifique, les très longs temps de pose faisant écho à la fabrication laborieuse et artisanale des appareils de captation, constitués d’éléments métalliques usinés et de matériaux récupérés.
Les tirages à partir de ces négatifs géants s’obtiennent par contact direct, en faisant usage, dans le cas des très grandes épreuves du moins, de la lumière du soleil pour impressionner les surfaces de papier émulsionnées à la main. Encore une fois, la méthode employée nous ramène aux procédés archaïques du XIXe siècle, d’où toute notion de rapidité d’exécution était exclue. À cette étape, même le procédé chimique éprouvé de la photographie argentique est éludé, puisque l’artiste emploie une technique d’impression qui rappelle de nouveau les méthodes anciennes, quand les sels d’argent n’étaient pas encore devenus la substance photosensible par excellence. En résultent des images d’un ton brunâtre, qui ressemblent à de vieilles photographies sépia à l’aspect suranné, à la surface desquelles apparaissent non seulement certaines aberrations optiques causées par l’imprécision ou la configuration particulière des composantes de l’appareil, mais aussi les traces de fabrication de la surface photosensible elle-même, de par la répartition nécessairement inégale de l’enduit chimique, appliqué à la main, qui laisse ainsi voir des manques, des taches ou des coups de pinceau.
Mais qu’en est-il maintenant des sujets photographiés ? À lire ce qui a été écrit plus haut sur la méthode de travail de Lemay, tout pourrait nous laisser croire qu’il s’intéresse aux venelles anciennes, aux architectures oubliées, bref aux vestiges du passé. Au contraire, les images produites par ses dispositifs laissent voir des environnements industriels dont le modernisme est souvent frappant, comme dans cette vue des installations de l’Agence spatiale canadienne, peut-être l’une de ses images où le contraste entre l’aspect formel vieillot du panorama et le caractère futuriste du sujet représenté est le plus marqué. D’autres images montrent des environnements désolés, dominés par des pylônes, des réservoirs ou des citernes de raffinerie. Ce regard postindustriel que posent les appareils de Lemay sur notre environnement périurbain nous ramène, bien entendu, au caractère nostalgique du photographique, comme si l’artiste, à la manière des Becher, voulait répertorier avant leur destruction définitive les vestiges d’une ère qui s’achève, d’une civilisation en voie de disparition.
Certaines autres images de Jean-Philippe Lemay n’ont plus cette forme horizontale et allongée du panorama, mais bien plutôt, et presque à l’opposé, une configuration circulaire qui rappelle encore davantage la forme même de ses appareils de prise de vues. Lemay obtient ces sténopés anamorphosés en insérant des miroirs à l’intérieur de ses cylindres, reprenant en cela une technique de distorsion mise au point par les peintres du xvie siècle pour modifier notre perception de la réalité. D’une vision horizontale et très terrestre du paysage, nous passons alors à un rendu presque cosmogonique du monde, sans haut ni bas. L’image ne s’étend plus alors comme un gisant, elle se comprime plutôt en un vortex distordu, une plongée au cœur des univers techniques dépeints, repliés sur eux-mêmes, au bord de l’implosion.
Étrangement, et peut-être à cause de leur caractère antagoniste, ces deux types de propositions formelles se complètent sans véritables heurts. Le traitement imposé au développement de l’image, le léger flou caractéristique des sténopés y sont bien sûr pour quelque chose. Mais si la syntaxe visuelle utilisée par l’artiste atteint ce degré de cohérence, c’est que l’adéquation entre les moyens de production des images et les fragments de réel représentés est limpide. On pourrait presque dire que Jean-Philippe Lemay retourne le réel sur lui-même, ses appareils de prise de vues semblant avoir été construits à même les vestiges du patrimoine industriel et technologique qu’il représente ensuite grâce à eux. Émane de cette démarche de reconstruction un curieux mélange d’archéologie préventive et d’obsolescence du présent, de vieillissement prématuré et d’innovation périmée, comme si le monde matériel tel qu’on le connaît était à la veille d’une déréliction hâtive, comme s’il laissait choir des morceaux épars qui, maintenant entre les mains de l’artiste, se retournaient contre lui, ou plutôt dans sa direction, et lui renvoyaient l’image de son inéluctable vieillissement.
Les travaux de Jean-Philippe Lemay sont présentés, avec ceux de Neil Budzinski et d’Isabelle Hayeur, dans le cadre de l’exposition Quelques imprécisions sur le paysage, organisée par André Clément, à la maison de la culture Plateau-Mont-Royal du 10 avril au 31mai 2003.
Jean-Philippe Lemay est né à Québec, en 1973. Son travail a été présenté par la galerie VU, la Maison de la culture de Trois-Rivières et la galerie Séquence, lors d’expositions individuelles tenues respectivement en 2000, 2001 et 2002. Il détient un baccalauréat en arts visuels de l’Université du Québec à Montréal. Jean-Philippe Lemay demeure à Lanoraie et travaille à Montréal.
André Clément produit des installations photographiques et vidéographiques qui ont été exposées au Québec, au Canada et en Europe. Il a reçu de nombreuses bourses des Conseils des Arts du Canada et du Québec, a réalisé deux résidences au Banff Centre for the Arts et a été commissaire des expositions De la lumière et Quelques imprécisions sur le paysage. Il est actuellement professeur en arts visuels et médiatiques à l’Université du Québec à Montréal.