[Printemps 2003]
Art Gallery of York University, Museum of Contemporary Canadian Art et The Koffler Gallery, Toronto
12 mai au 30 juin 2002
Galerie Liane et Danny Taran, Centre Saidye Bronfman, Montréal
12 septembre au 27 octobre 2002
Commissaire : Gregory Salzman
Regarding Landscape, tel que proposé à Toronto, était disséminé en trois lieux excentrés dont la visite nécessitait d’interminables transits motorisés au long desquels s’offraient à la vue nombre de sites (péri)urbains pas très inspirants. Mais la fenêtre de l’automobile n’est-elle pas le cadre par lequel dorénavant s’expose le paysage ? Et les endroits excentrés ou excentriques ne sont-ils pas devenus des zones particulièrement recherchées par les photographes de paysages ?
L’« expérience du paysage » et l’idée de nature
À Montréal, l’exposition est concentrée en un seul lieu et n’offre plus que des paysages photographiques (peut-être faudrait-il dire photographiés si l’on suit bien le propos du commissaire), alors qu’à Toronto étaient également montrées quelques œuvres picturales, vidéographiques et autres. On aurait pu supposer que cette version montréalaise réduite (ou épurée) serait plus intéressante. La grande exposition de Toronto laissait une impression de gigantesque fourre-tout dont on n’arrivait pas à saisir l’intention, hormis celle de tout montrer, le pire comme le meilleur. Au Centre Saidye Bronfman, à lire le texte du feuillet (« une visite auto-guidée1 ») par lequel le commissaire Gregory Salzman explicite son projet, on a l’impression que ce ne sont pas des photographies qu’il veut montrer, mais bien du paysage au-delà des images.
Ce sont pourtant des images photographiques que l’on voit là, des images à partir desquelles on ne saurait reproduire l’« expérience » d’une sorte d’immersion dans le paysage « en tant que tel » (dans la nature ?) à laquelle le texte semble nous inviter. Et malgré que Gregory Salzman souligne à propos de certains travaux que le paysage « en tant qu’œuvre d’art est nécessairement fragmentaire et incomplet » (les vues aériennes de Olafur Eliasson), qu’il a un « statut de fragment prélevé artificiellement » (L.P. IV de J. M. Bustamante), il revient généralement à cette idée qu’« habituellement les paysages nous enveloppent ».
Cependant qu’il resterait encore beaucoup à dire sur le paysage comme photographie, le commissaire, en présentant toutes ces images sans autre piste thématique que la « contemplation esthétique en tant qu’événement », nous propose plutôt l’expérience de « l’infinie variété de la nature », ou bien nous démontre « la diversité formelle et la multiplicité des thèmes qui caractérisent le paysage en tant que tel ». Un lien vague nous est suggéré par de possibles affinités avec « l’expérience de la musique qui comme celle du paysage est essentiellement de l’ordre de la durée et du processus plutôt que de l’ordre des images ». On pourrait alors regretter que la promenade à Toronto d’un lieu d’exposition à l’autre n’ait pas été intégrée à l’événement, puisque processus et durée il y avait. Le déplacement aurait pu s’offrir comme un beau moment de réflexion sur nos manières contemporaines d’appréhender les paysages, d’autant que bien des images présentées dans les expositions faisaient état d’altération, de la nature comme du paysage.
Quelques vues
« Enfin, le mot ‘vue’ indique cette singularité, ce point focal, comme un moment particulier dans une représentation complexe du monde qui est une sorte d’atlas topographique total.2 »
Si les paysages photographiques présentés dans l’exposition Regarding Landscape ne sont que quelques fragments arrachés au paysage souverain et enveloppant, il faudrait plutôt les appeler des vues. Dans cette optique, les œuvres de Tokihiro Sato et celles de Hiroshi Sugimoto seraient peut-être les plus réussies, car par elles semble passer cette idée unifiante de nature. Pourtant, elles sont des plus construites, le fait photographique étant ici subtilement signifié par la composition des images et renforcé par leur mise en place, séquentielle dans le cas de Sugimoto et pour Sato, en transparence sur les grandes fenêtres de la galerie heureusement dégagées pour l’occasion.
Autre séquence, les images de Roni Horn, succession de vues rapprochées d’un plan d’eau, tous cadrages similaires mais variations dans les couleurs et les textures, loin d’évoquer « les transformations et fluctuations incessantes [de la nature] » montrent plutôt la Tamise dans des états qu’on ne saurait qualifier de naturels. Il y a là du plus ou moins glauque, du plus ou moins opaque, témoignant (si toutefois il est de l’intention de l’artiste de témoigner de quoi que ce soit) d’un état de dégradation peu engageant. De même, les photographies de Stan Douglas, de Robin Collyer, de Jean-Marc Bustamante, de Robert Adams et celle de Geoffrey James nous parlent de la cohabitation de forces contradictoires, de l’intervention humaine et de ce qui advient de la nature. (Le pittoresque Saint-Octave de G. James ne montre pas autre chose qu’une « nature » soumise par l’humain à son usage, fût-il agricole.)
Les collages de Svetlana Kopystiansky, juxtapositions d’impressions offset de tableaux bucoliques connus et de photographies assez quelconques mais qui s’intègrent parfaitement aux offset, au point que si l’on n’est pas attentif (et de par la petite taille des montages) on ne remarque pas le subterfuge, composent un constat remarquable dans sa simplicité sur la notion de paysage. Quant aux cartes postales de Sherrie Levine, avec toute leur ironie (l’étalage du pittoresque convenu des couchers de soleil, des rivières avec effet de filé, des feuilles d’automne), elles constituent certainement un commentaire très juste : geste de récupération avoué dont l’artiste a le secret, mais qui ne demande aucun déplacement en zones périurbaines pour prélever des vues qui font réfléchir sur l’état des lieux, elles portent pourtant l’évidence d’une distance critique au regard de tout ce que comprend le paysage comme construction culturelle. Et loin de croire, avec le commissaire, qu’elle « se complaît dans l’inconvenance », reconnaissons plutôt qu’elle a, ici, le dernier mot.
2 Rosalind Krauss, « Les espaces discursifs de la photographie », Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Paris, Macula, 1990, p. 45.