[Été 2003]
Les unes s’imposent par leur matière brute, formée par des millénaires d’érosion ; les autres manifestent une accumulation anarchique et une précarité terrible. Il s’agit d’un assemblage qui traverse le temps : les photographies du Brésil s’étendent sur plus de six années (de 1994 à 2000), celles d’Andalousie datent de 1996. Le mirador est l’emblème du regard, celui du guet comme celui de tout observateur en surplomb.
par André Lamarre
Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul forme un monde.
— Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe
La photographe parcourt le monde, en quête des traces du changement que subit la matière. Elle trouve le site, attend la lumière, choisit l’angle. Mais ce n’est pas le mouvement qu’elle freine et fige, c’est le temps arrêté qu’elle ravive.
Les lieux abandonnés, les édifices désaffectés, les ruines urbaines, Marik Boudreau les habite du regard, elle en tire des affects, elle leur redonne leur force de construction. Les séries Architectures oubliées (1990, 1991), Eaux troubles (1993, 1994) et A Memória dos Caminhos (La mémoire des chemins, 1999) accentuent la rigueur de cette démarche qui inscrit la matière dans la mémoire et confère une nouvelle intensité à l’existence menacée. Lorsque le travail du visuel culmine dans la production d’un titre, on doit lui accorder toute l’attention nécessaire, puisque l’écriture photographique se lie à des mots clés.
Miradors se présente comme un Essai photographique sur l’érosion1. Dans le court texte d’accompagnement, l’artiste précise qu’elle a composé cet ensemble en utilisant deux sources : les montagnes d’Andalousie et les villes brésiliennes. Les unes s’imposent par leur matière brute, formée par des millénaires d’érosion. Les autres manifestent une accumulation anarchique et une précarité terrible. Il importe de souligner qu’il s’agit d’un assemblage qui traverse le temps : les photographies du Brésil s’étendent sur plus de six années (de 1994 à 2000), celles d’Andalousie datent de 1996. En quelque sorte, ces dernières s’élèvent au centre de l’entreprise.
Le terme mirador désigne un espace élevé, justement, d’où l’on jette le regard. En ce sens, les montagnes andalouses constituent des miradors, des postes d’observation sur le monde. Les tours d’habitation brésiliennes et les collines qui les portent jouent le même rôle. L’aspect social est évident : il existe des habitats humains qui deviennent des points de vue, qui surplombent la ville. Dans un premier temps, Marik Boudreau atteste la présence des tours et des montagnes. La contre-plongée en souligne la puissance d’élévation. Dans un second temps, la caméra plonge à partir de ces points d’observation, cadrant la vue prise du haut de ces miradors : la grille mouvementée de la ville.
Cependant, gardons-nous d’une opposition simple, celle d’une nature impénétrable et imperturbable qui dominerait le fourmillement humain. En Espagne, la photographe a vu des montagnes au roc poreux où sont creusées des habitations. Certains villages se nomment cuevas (par exemple, Cuevas de Vera) et le mot cueva signifie aussi « grotte habitée ». Paradoxalement, la masse de pierre porte le nom du creux, de la grotte, et la fermeture de sa matière s’inverse. Dans un extérieur hostile s’ouvre un intérieur (qui reste invisible). La montagne n’est pas si inhumaine qu’il peut paraître. L’acharnement l’a rendue habitable. Par contre, au Brésil, vues d’en haut, vues de loin, les maisons paraissent fermées, blocs alignés comme des pierres. La matière de la ville rejoint l’évidence minérale. Le thème de l’érosion y trouve son unité. Alors que les millénaires ont poli et gravé les monts andalous, y rendant la présence humaine improbable, la ville (ici, brésilienne) apparaît comme un espace beaucoup plus fragile, soumis à une dégradation rapide, voué à un retour prochain à l’inertie du minéral. Marik Boudreau pose un regard géologique autant sur le processus naturel de l’usure que sur la destruction inhérente à l’urbanisation sauvage.
Elle a placé face à face ces lieux qui traversent le temps. Elle écrit que les cuevas espagnoles occupent une position stratégique : « elles ont une vue, un œil sur la ville ». Certaines photos de la série andalouse montrent cette plongée, qui suit le chemin qui descend, sur le village, sur l’horizon, sur le ciel. Au cœur de sa recherche, la photographe a ainsi situé le pivot de son regard. De là, il traverse l’Atlantique, passe de l’Ancien au Nouveau Monde, vers les pays du mirage, et s’abîme dans la ville brésilienne. Ainsi les deux mondes se réfléchissent, se mirent l’un dans l’autre. En effet, du fond de la ville décrépite, le regard se lève sur les miradors, sur les tours d’habitation modernes, sur l’accumulation architecturale insensée et, nous l’imaginons, vers les lointaines montagnes solitaires de l’Espagne, châteaux inaccessibles.
Cette communication entre les deux continents s’inscrit dans l’histoire et dans la langue : mirador en espagnol, miradouro en portugais, et mirar – regarder – dans les deux langues. C’est aussi le temps des conquêtes et de la colonisation que l’œuvre traverse et dépasse. De chaque côté de l’histoire et de la géographie, la même fragilité, le même dénuement. Les rares personnages habitant cet univers ravagé sont des corps en attente, livrés au passage du temps, et qui lèvent un regard de pierre, vers la photographe, vers nous, pris dans le même processus géologique que celui de la matière. Ils s’adossent aux murs, ils touchent des objets. Cet homme étendu sur un matelas plié semble porté par une vague de pierre, poussé par des lignes de stratification. Cette habitation du temps par les gens des montagnes et des bidonvilles est l’expression de leur résistance, qui se concrétise dans l’accumulation des matériaux nécessaires à l’aménagement éphémère des grottes et des maisonnettes. Stratégie que l’humanité partage avec la matière.
Le commentaire historique et politique s’approfondit si on donne à mirador, en plus de tour de guet, son sens de poste de surveillance d’un camp de prisonniers. La ville surpeuplée, celle des bidonvilles, des favelas, ne ressemble-t-elle pas à un camp quadrillé, où les êtres s’accumulent, se concentrent jusqu’à la disparition, sous les yeux inconnus des habitants de ces tours qui s’élèvent au-dessus du chaos ? À la limite, l’enclos urbain paraît vidé de vie et le seul espace des corps qui s’y juxtaposent ressemble à celui de cellules destinées à « faire du temps ». On imagine ceux qui vivent dans les cuevas enfermés dans la même géologie. La photographe, solidaire du fait qu’ils demeurent radicalement étrangers à la mondialisation, témoigne de leur effort inlassable pour construire le monde avec les moyens qui sont les leurs.
Le mirador désigne aussi, pour la photographe, l’instrument du regard. Elle occupe un poste d’observation sur le monde, à la fois documentariste et essayiste, reporter sans frontières et correspondante de guerre. Le monde est en guerre, la géologie est une guerre, le monde est un camp et Marik Boudreau, avec gravité et chaleur, promène son miroir, à la recherche d’éclats de vérité. Le verbe latin mirari (miror, miraris, mirari) signifie d’abord s’étonner, puis s’émerveiller, enfin se passionner, rechercher. L’artiste synthétise dans le mot mirador tous les aspects de son travail et de sa pensée. Il s’agit d’une signature (toutes les lettres du mot se retrouvent dans son nom). Témoin de l’érosion inéluctable qui affecte la montagne et la ville, l’habitat et le corps, elle lui oppose, par son travail sur la pellicule, une pensée géologique, qui refait le monde, strate après strate.
Née à Montréal, Marik Boudreau participe à la fondation de Plessisgraphe, un regroupement de photographes documentaires. Elle a ensuite réalisé des recherches sur les villes et leurs mouvements et a exposé au Québec et au Brésil, notamment. Depuis quelques années, elle travaille parallèlement en arts médiatiques et en vidéo.
André Lamarre enseigne la langue et la littérature françaises au cégep régional de Lanaudière à L’Assomption. Pratiquant l’écriture sur l’art et la critique littéraire depuis près de vingt ans, il a publié, entre autres, dans Espace, Parachute et Spirale, et rédigé plusieurs textes de catalogues d’artistes.