[Printemps 2004]
Sylvain Campeau (dir.)
Fondation J. Armand Bombardier
Valcourt, 2003, 97 p.
Le sol et le ciel. Lorsqu’il s’agit de commenter les œuvres de Jocelyne Alloucherie, il semble que l’on se heurte nécessairement aux « catégories » ou aux « genres » et à leurs (in)compatibilités. Faut-il voir dans ce travail plus de photographie que de sculpture (ce que le présent contexte nous autoriserait à faire) ou plus d’architecture que de paysage? Ou peut-être, pour contourner ces dénominations, faudrait-il en examiner une autre, qui ferait du paysage un médium et par laquelle il serait loisible d’associer étroitement espace et images. C’est bien ce que W.J.T. Mitchell propose, mais cela est sans doute une autre histoire1. Sans trop présumer d’une telle catégorisation (je ne suis tout de même pas la première à envisager le travail de J. Alloucherie sous cet angle2), il est bon de tenter une réflexion en ce sens afin de considérer le travail de l’artiste en regard de sa présentation dans l’ouvrage Glissements. On le sait, l’usage a fait du paysage, qui est d’abord une construction perspective, le « lieu » dépeint lui-même, soit un espace que l’on peut physiquement éprouver. Avec sa double acception, le paysage parviendrait en quelque sorte à « réconcilier » ces deux matières, la sculpture et la photographie, qui semblent si difficiles à « mettre ensemble » aux dires mêmes de Sylvain Campeau, commissaire de l’exposition et auteur de l’essai.
Si je préfère une certaine rhétorique paysagère à celle, mobilière et immobilière (architecturale3) du commissaire, c’est que le paysage, paraît-il, « c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent ». Ceci qui suppose l’horizon, lieu où « de l’épaisseur s’immisce à l’interface de ces deux mondes4 » : le sol et le ciel et ce qui les fait se rassembler, ce qu’il y a entre (d)eux et qui introduirait une certaine horizontalité, précisément. Car toutes les photographies d’Alloucherie, images sans horizons, ne sont jamais faites à « hauteur d’homme », mais plutôt selon l’oblique d’un œil levé, le biais d’un œil abaissé, vers le ciel, vers le sol. Du sol ; du sable, des pavés et des blocs (sable autrement agrégé), des Œuvres de sable et des paysages de sable (Table(s) de jour, Table(s) de sable5), des ombres. Du ciel ; encore des ombres (Ombres et Monuments du funambule), beaucoup. Des silhouettes souvent lourdes, parfois graciles (des branches d’arbres, des escaliers d’acier), contre le vide dense du ciel. Compacité du sol, impénétrabilité du ciel trop obscur, il me vient à l’esprit ce terme emprunté au vocabulaire des photographes, lorsque l’on dit que les noirs d’une image sont « bouchés », signifiant que les tonalités trop fortes, comme engorgées, absorbent les détails. L’on dit aussi « temps bouché » pour les temps brumeux et couverts. Ce que ces ciels évoquent… ce que ces œuvres convoquent. Il y a là des Galeries d’ombres, des Dérives noires, des Regards d’encre.
Les formes massives, les volumes, assureraient alors une certaine matérialité à l’ensemble, retenant ce qui veut disparaître dans l’épaisseur des ciels, dans les opacités du sol. Ces « objets » seraient là pour amarrer le visiteur, pour lui façonner un territoire où serait ouverte la possibilité duelle d’appréhender l’ensemble et de s’y inclure, comme dans le tout d’un paysage. (« Les sculptures », dit Sylvain Campeau, « marquent le lieu d’où apprécier [les œuvres photographiques] ».) Les images photographiques, de toutes façons, seraient-elles envisageables sans ces masses qui les flanquent ? Là est peut-être aussi un effet caractéristique du paysage, cet effet de liaison, d’espace résolu en « un système de pures relations », selon la formule d’Erwin Panofsky.
Un catalogue, une reconstitution de papier, est un objet qui, tout en permettant de prendre son temps et de suivre le travail de l’artiste selon un itinéraire qui est plus intime que la visite d’une exposition, astreint à une lecture qui exclut la matérialité de la déambulation, mouvement qui semble aller de soi lorsqu’il s’agit d’un travail comme celui d’Alloucherie. Car l’imprimé rend mal certaines particularités que l’on soupçonne (ou que l’on sait quand on a eu la chance de visiter les installations de l’artiste) et ainsi dérobe une qualité de silence, la matérialité indéniable qui sont dans ce cas importantes. De plus la photographie, qu’elle soit de paysage ou de reproduction d’œuvre d’art, impose forcément un point de vue. Le paysage, s’il n’est généralement qu’une représentation qui montre le ciel, le sol, l’horizon à partir d’un point de vue préétabli (ce médium justement), souvent n’agit pas autrement : il y a toujours cet appel à s’y rendre, à chercher le lieu d’où l’on pourrait créer son propre point de vue pour ensuite essayer de déjouer cette fixité. C’est dire que l’on voudrait y être, parcourir ces territoires autrement que du seul regard.
2 Voir par exemple, Serge Bérard (dir.), Paysages, Dazibao, 1987.
3 Je laisse aux lectrices et lecteurs le plaisir (?) de retourner aux longues élucubrations de Rosalind Krauss sur le champ « logiquement élargi » propre à la sculpture postmoderne, qui contiendrait architecture, paysage, non-architecture et non-paysage (incluant la photographie sous forme de « sites marqués »), tout en formant des liens entre eux. Rosalind Krauss, « La sculpture dans le champ élargi », L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, particulièrement p. 117-127.
4 Michel Corajoud, « Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent », Alain Roger (dir.), Théorie du paysage en France, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 142.
5 Les mots et les termes en italiques sont des titres d’œuvres de l’artiste.