[Printemps 2004]
par Jacques Doyon
Les travaux rassemblés dans ce numéro offrent diverses avenues pour appréhender les façons dont s’effectue la mise en scène de soi face à l’autre et la façon dont cette représentation est reçue.
Leurs terrains d’exploration se situent aux antipodes : du dandysme aristocratique au huis clos psychanalytique, de la permutation des identités au laboratoire des échanges. Dans tous les cas, il s’agit de mises en situation où s’opère une fracture des identités.
Chez Yinka Shonibare, le dandy détourne les représentations du pouvoir selon le jeu classique du maître et de l’esclave, transposé à l’ère coloniale. L’hybridation des cultures du colonisateur anglais et du vassal africain qui traverse toute son œuvre, avec le motif du batik notamment, se transpose ici dans les lieux de loisirs et de pouvoir de la métropole. Avec Sorel Cohen, nous sommes introduits sur la scène du divan analytique. Ses différentes séries investiguent l’implicite et le non-dit sous-jacent au dispositif de la cure. Sous forme d’images ou de mots, elle y fait littéralement figurer ce qui y opère à la fois de pulsions refoulées, de débordement transgressif, traditionnellement associé à la féminité, et de renforcement des interdits structurant la cohésion sociale. Nikki S. Lee, de son côté, effectue un brillant retournement des valeurs du milieu de la mode où elle a déjà œuvré. S’intégrant dans différents groupes socio-culturels, elle enregistre sous formes d’instantanés les traces d’une personnalité en perpétuelle transformation. Adoptant successivement les modes de vie et les apparences de groupes sociaux extrêmement différents (punk, yuppie, touriste japonaise, écolière, vieillard, transexuelle), elle met en question à la fois les stéréotypes de nos perceptions identitaires et la possibilité d’une quelconque unicité. Enfin, Massimo Guerrera crée, à la fois dans des lieux consacrés à l’art, mais aussi dans la rue ou dans des espaces domestiques, des dispositifs d’interaction créative. Il y agit comme activateur des échanges, réalisant ses rituels de transformation des matières, proposant des objets informes à la manipulation et au jeu, partageant des nourritures, étalant les fils entremêlés de ses idées dans des traces multiformes… et offrant une persona fluide ouverte à la transformation.
Vous l’aurez noté, nous renouons avec le nom original de la revue, en rappelant du même coup la signification des lettres de notre acronyme. La métaphore météorologique convient toujours bien, nous semble-t-il, à notre volonté de rendre compte de l’actualité photographique contemporaine dans ses diverses manifestations et dans ses lignes de force.
Nous introduisons aussi le libellé succinct de ce qui nous apparaît définir le champ de la photographie artistique, les paramètres de ses enjeux actuels. La photographie est un médium qui a ses caractéristiques et son histoire, mais elle a surtout une « hybridité spécifique », à la croisée de diverses formes d’art et du document social et scientifique. Longtemps décriée, elle se retrouve aujourd’hui au cœur de l’actualité artistique, constituant un terrain extrêmement fertile pour penser les transformations et les défis de l’art dans le monde d’aujourd’hui. Art avant tout en ce qui nous concerne, mais lesté d’une envahissante référentialité, en prise directe avec ce qui façonne la culture agressivement médiatique d’aujourd’hui.