[Printemps 2004]
Implicite à toute la pratique de Shonibare, le dandysme lui permet d’installer une tension entre l’histoire et une critique immanente de ses catégories, le dandysme se déployant dans un jeu ouvert et ironique qui témoigne d’une maîtrise des règles esthétiques et sociales qui sont citées pour être ensuite parodiées et subverties.
par Eduardo Ralickas
Yinka Shonibare est né à Londres en 1962. Il grandit à Lagos, au Nigeria, et retourna en Angleterre à l’âge de dix-sept ans où il poursuivit ses études supérieures en arts plastiques.À l’image de son hybridité culturelle, sa production artistique se veut une déconstruction de la logique essentialiste qui a dominé les discours anthropologique, historique et politique modernes. En effet, le corpus varié de Shonibare s’inscrit sous l’égide d’une critique — radicale dans l’originalité de sa forme et dans l’impertinence de son fond — des conceptions occidentales de l’identité africaine. Plus précisément, celles-ci se voient toujours investies a priori par une hybridation identitaire contaminant leur logique et les rendant stériles. Comme l’explique l’artiste : « The only legitimate form of naughtiness is to fail to satisfy all allegiances, to produce an art object that in its very ambivalence denies any notion of loyalty1 ».
La figure du dandy fait son apparition dans le travail de Shonibare dès 1998 avec Diary of a Victorian Dandy, une installation d’images in situ dans le métro londonien.
Il faut se méfier des lectures trop faciles que l’on pourrait faire de ces œuvres selon lesquelles Shonibare dévoilerait les prémisses colonialistes du dandysme historique, ce qui démontrerait l’exploitation des Noirs qui fut essentielle aux plaisirs et à la débauche d’une aristocratie décadente. Certes, il y a une part de vérité dans tout cela, mais une telle lecture ne tient pas compte des questions ontologiques liées à l’adoption du costume dandy par cet artiste. De plus, ceux qui émettent de tels arguments ne font que réitérer les dichotomies identitaires qui sont critiquées, selon eux, dans les œuvres de Shonibare. Faut-il encore préciser que Shonibare n’est pas un « artiste africain » tout simplement habillé en dandy dont la démarche revendique son aliénation de la culture officielle ? Dans le Diary of a Victorian Dandy, le concept même d’une identité culturelle stable est contesté. Et cela à cause de la nature de l’activité qui se nomme dandysme.
D’entrée de jeu, la question s’impose : que « fait » au juste un dandy ? Que figure-t-il par sa démarche ? Quelle réalité objective produit-il par ses gestes fugaces ? Si nous lisons entre les lignes de la prose pommadée de Barbey d’Aurevilly dans Du dandysme et de G. Brummell (1845), texte fondateur du dandysme européen, il me paraît évident qu’au sein des formulations séminales de ce phénomène, cet écrivain a esquissé une théorie de la subjectivité artistique qui diverge de l’invention de l’artiste romantique datant de la même époque. Au sujet de George Bryan Brummell (1778-1840), l’inimitable père des dandys, Barbey d’Aurevilly affirme :
[Brummell] était un grand artiste à sa manière ; seulement son art n’était pas spécial, ne s’exerçait pas dans un temps donné. C’était sa vie même, le scintillement éternel de facultés qui ne se reposent pas dans l’homme, créé pour vivre avec ses semblables. Il plaisait avec sa personne, comme d’autres plaisent avec leurs œuvres.2
Il me semble que le dandy est ici artiste, mais artiste absolu : dans la mesure où son œuvre et son moi coïncident, le dandy amorce une activité réflexive qui fonde sa propre réalité objectale et subjective. Vivre sa vie (originale) en tant qu’œuvre d’art (moderne) signifie objectiver un moi ineffable par le biais d’un processus inépuisable dont le résultat et la finalité sont voués à l’inachèvement. En effet, nous ne sommes pas loin du projet romantique d’Iéna ni de ses descendants paneuropéens à la différence près que tout dandysme opère un retour critique sur l’activité créatrice elle-même sous l’égide de la corruptrice Ironie. Si l’artiste romantique se pose comme médium par lequel des œuvres originales peuvent « passer » (pensons aux doctrines de génie chères aux esthétiques modernes), le dandy, à rebours, se pose comme figure dont l’activité artistique éclate le moi en le confrontant aux modalités de sa propre représentation. Le dandy est une figure d’artiste qui médiatise les conditions de possibilité de sa figuration. Bref, son « aventure ontologie », pour reprendre l’expression de Françoise Coblence, « présente l’absence d’intériorité comme sa particularité3 ». Et cela parce que la conscience dandy est essentiellement ludique : dans la mesure où dandysme et œuvre d’art ne font qu’un, la logique du jeu caractérisant « la manière d’être de l’œuvre d’art elle-même4 » est également l’élément qui ordonne et structure l’ontologie du dandy.
N’oublions pas que selon l’importante analyse de Gadamer, « le mouvement du jeu comme tel est, pour ainsi dire, dépourvu de substrat. Il ne s’agit ici que du jeu qui est joué ou qui se joue — et non d’aucun sujet qui y joue5 ». Or, l’être véritable du dandy, comme celui du jeu de l’œuvre, est « inséparable de sa représentation […] cependant, par la représentation, se manifestent l’unité et l’identité d’une figure6 ». Si, pour Gadamer, le jeu est caractérisé par son insouciance à l’égard de la subjectivité des joueurs qui y participent en tant qu’éléments de médiation de l’autoprésentation du jeu lui-même, il s’ensuit que le dandysme se déploie dans un jeu ouvert et ironique qui témoigne d’une maîtrise des règles esthétiques et sociales qui sont citées pour ensuite être parodiées et subverties. L’activité dandy, loin d’être narcissique, ne reflète point les caprices d’un moi surdéterminé. Au contraire, le dandysme dévoile, par l’entremise du jeu, un système complexe et hiérarchique de règles auxquelles sont assujettis tous les joueurs, y compris le dandy. La capacité de présenter le jeu est ce qui distingue le dandy. Il s’agit d’un pouvoir qu’il doit au statut réflexif de son ironie.
D’ailleurs, on aura compris que la pratique du dandy parasite à l’identité de l’artiste moderne et que le jeu esthétique du premier fait écho à la spiritualité artistique du second. Le dandy en dévoile, de surcroît, le travestissement constitutif. À coup sûr, le dandysme offre des armes puissantes aux stratégies déconstructionnistes de Shonibare pour qui le façonnement d’un nouveau modèle de la subjectivité artistique se fait par un « retour » au dandysme historique — un retour qui est lui-même dandy. Ici, le dandysme se veut un moyen privilégié d’élaborer un « autoportrait travesti » de l’artiste7 qui fonde une autocritique du sujet tout en évitant la répétition tyrannique des catégories de l’oppresseur. Dans ce schéma, le dandysme est à la fois outil critique et objet critiqué parce que l’essence du dandysme est réflexive.
Dans d’autres œuvres de la même période, comme How Does a Girl Like You Get to Be a Girl Like You? (1995) ou Victorian Couple (1999), Shonibare emploie des tissus de type batik « africains » pour confectionner des costumes victoriens. Toutefois, il y a une ironie perverse dans cette stratégie : les tissus batik ne sont pas africains, quoique nous associions facilement leurs dessins aux costumes ethniques traditionnels. Ces étoffes sont en fait une invention européenne basée sur des motifs indonésiens qui furent introduits en Afrique par les Hollandais et les Anglais au XIXe siècle. Elles sont aujourd’hui fabriquées aux Pays-Bas ou à Manchester, exportées en Afrique et ensuite importées en Occident en tant que tissus africains authentiques. Je crois qu’il y a un parallèle entre l’emploi identitaire de ces tissus et le travestissement de Shonibare dans Diary.
Le métadiscours de Shonibare dans Diary se veut une appropriation de l’identité limitrophe du dandy afin de créer une mise en abîme du dandysme historique lui-même. Le fait que le dandy soit noir change tout. La figure du dandy donnée à voir dans ces photographies — figure fantasmatique, voire impossible — n’est qu’une citation vide dans laquelle le corps noir de l’artiste a été inséré pour mieux dévoiler l’autoconstitution du dandy et l’impossibilité de son intégration sociale. Par le fait même, Shonibare réussit à remettre en question ce qui constitue la « Britishness » ou l’identité anglaise impérialiste. Du même coup, il déstabilise l’exotisme ethnographique associé à l’identité africaine. Ce « dandysme plastique » laisse entrevoir une véritable critique historique dans laquelle un élément « impur » figure au sein de la constitution de toute identité. En 1973, Claude Leroy s’était posé la question suivante : « À quelles conditions un discours sur le dandysme se constitue-t-il en discours dandy ?8 » Il répond en disant que « [par] sa réflexivité ironique, le texte dandy se définit comme une écriture en représentation9 ». Voilà le véritable fondement du jeu que joue ce dandy noir, cette figure limitrophe dédoublée, cet androgyne de l’Histoire10 à caractère muable dont la devise s’exprime à peine en quelques mots : « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là11 ».
1 Yinka Shonibare, catalogue d’exposition, The Andy Warhol Museum, Pittsburgh, 2001, n.p.
2 Jules Barbey d’Aurevilly, Œuvres romanesques complètes, textes présentés, établis et annotés par Jacques Petit, vol. 2, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1966, p. 693.
3 Françoise Coblence, « Le dandy est-il vraiment un homme d’exception ? » Critique, vol. 42, no 467, avril 1986, p. 344.
4 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, traduit par Étienne Sacre, révisé par Paul Ricœur, Seuil, Paris, 1976, p. 29.
5 Gadamer, op. cit., p. 29.
6 Ibid., p. 49.
7 Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Les Éditions d’Art Albert Skira S.A., Genève; Flammarion, Paris, 1970, p. 7-8.
8 Claude Leroy, « L’écrivain en habit dandy », Revue des Sciences Humaines, no 150, 1973, p. 262.
9 Ibid., p. 273.
10 Barbey d’Aurevilly savait fort bien que les dandys, stériles, ne se reproduisaient point et que leurs gestes, inimitables, étaient a priori « démodés », c’est-à-dire intempestifs, à contre-courant du moment historique. Cf. Barbey d’Aurevilly, op. cit., p. 718.
11 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, textes présentés, établis et annotés par Claude Pichois, vol. 1, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1975, p. 676.
Yinka Shonibare est né à Londres où il vit et travaille présentement, bien qu’il ait passé une bonne partie de son adolescence au Nigeria. Il est l’un des « Young British Artists » que l’exposition Sensation : Young British Art from the Saatchi Collection a fait connaître à partir de 1997. Ses œuvres comportent des sculptures, des peintures, des photographies et des installations. Par le biais de motifs textiles notamment, il a exploré les représentations des Africains dans l’histoire et la culture anglaise de même que les influences réciproques des cultures au moment de la colonisation. Yinka Shonibare est représenté par la galerie Stephen Friedman, à Londres.
Diary of a Victorian Dandy est une œuvre commandée par l’Institute of International Visual Arts, de Londres. Elle a été reproduite sous forme d’affiches de très grand format, installées pour un mois dans certaines stations du métro de Londres. Une étude a testé les réponses du public à ces affiches. Il s’est avéré qu’une majorité de gens associait ces images à une exposition ou à une production théâtrale, et quelquefois à un musée ou au monde de l’aristocratie. En plus de ces multiples hybridations, cette œuvre fait aussi référence à la mode et à la littérature de même qu’à la popularité du dandysme dans la culture noire anglaise.
Eduardo Ralickas est né à São Paulo. Il poursuit une pratique artistique ainsi qu’une réflexion théorique portant sur l’après-romantisme et ses figures. Il détient un baccalauréat en arts visuels de l’Université Concordia et une maîtrise en histoire de l’art de l’Université de Montréal. À titre d’artiste, il prépare actuellement une exposition en collaboration avec Jacinthe Lessard-L, qui sera présentée à la galerie Occurrence en 2005. Il vit et travaille à Montréal.