FAKING DEATH Canadian Art Photography and the Canadian Imagination – Hélène Samson

[Été 2004]

Penny Cousineau-Levine
McGill-Queen’s University Press
Montréal/Kingston
2003

Y a-t-il une spécificité de l’imaginaire canadien ? L’historienne et critique de la photographie Penny Cousineau-Levine en est convaincue. Elle en fait la démonstration à travers une interprétation psychanalytique de la photographie des artistes du Canada, toutes provinces et origines ethniques confondues, dans son ouvrage Faking Death. Voilà un titre pour le moins accrocheur, qui veut souligner la particularité du thème de la mort dans la photographie canadienne. La signification de ce thème ne serait pas la perte symbolique évoquée par Barthes, ou l’arrêt définitif de la vie, mais plutôt un état transitoire vers la maturité, un passage entre deux mondes, voire une transe menant à une conscience supérieure1.

Le milieu de la photographie attendait ce livre avec impatience, sachant que son auteure y travaillait depuis plusieurs années. Penny Cousineau-Levine, née en Nouvelle-Écosse, diplômée de Rochester, scrute la photographie, enseigne son histoire et dialogue avec les photographes depuis près de trente ans2. Sa compétence en la matière légitime l’audace de sa thèse. Dans une excellente introduction, qui expose clairement les prémisses et les limites de la recherche – corpus, période, méthode, position idéologique –, on apprend que l’élément déclencheur fut, dans les années 80, le constat cinglant d’une absence totale de références culturelles propres à la photographie canadienne, contrairement à celle des États-Unis et de l’Europe. En résonance avec la prise de conscience féministe de l’époque, il est apparu à l’auteure que l’identité canadienne, sortie du cadre colonial, partageait avec l’identité féminine, sortie du cadre patriarcal, un même néant identitaire. Piquée au vif par ce diagnostic, l’historienne s’est appliquée à mettre au jour une spécificité culturelle canadienne manifestée dans la création photographique « classique » de 1950 à nos jours. Elle en arrive à la conclusion qu’il existe bien une affinité entre l’imagination canadienne et le « féminin ». Cependant, le terme ici ne désigne pas une condition socio-historique de la femme. Il renvoie plutôt à un principe du psychisme qui correspond à une manière spécifique d’éprouver le monde. L’une des caractéristiques de cette « féminité » serait la sensibilité aux aspects dualistes et complémentaires de l’existence. Au demeurant, l’auteure souligne que le « féminin » a toujours été rejeté dans la culture occidentale.

Cela dit, l’originalité de la thèse, mais aussi sa vulnérabilité, réside dans son fondement théorique, à savoir la « psychologie analytique » de Jung. Les postulats d’un inconscient collectif et des archétypes – comme celui de l’âme aux figures complémentaires de l’animus et de l’anima – justifient le recours à des sources interprétatives aussi diverses que la mythologie, la psychopathologie de l’anorexie, l’anthropologie des rites initiatiques et du chamanisme. Autant de registres associatifs simultanés qui peuvent dérouter le lecteur. Heureusement, Cousineau-Levine nous guide de manière très explicite dans les subtilités de son interprétation et résume une foule de notions préalables.

Après avoir considéré la photographie canadienne dans sa dépendance aux cultures américaine et européenne, l’auteure y décèle une tendance originale à rompre avec la fonction strictement dénotative du médium au profit d’une portée métaphorique de l’image. Elle consacre plus de la moitié du livre à l’inventaire des thèmes figurés de façon récurrente dans la photographie canadienne. D’abord, celui de la mort, protéiforme, auquel est associé le thème de la séquestration de la nature et des êtres vivants, le plus fréquemment, de la femme prise au piège, enfermée ou ligotée. Ensuite, tout aussi nombreuses sont les manifestations d’une vision dualiste, que l’auteure repère dans les figures d’une ouverture sur une « autre réalité » – fenêtre, porte, trappe – ; dans les images de frontières et d’individus situés dans une zone contiguë à deux mondes ; dans la juxtaposition d’espaces catégoriquement différents. Le dualisme envisagé dans ce portrait général de la photographie canadienne est une notion métahistorique et désigne une grande variété de dyades : la vie et la mort, le concret et l’abstrait, la civilisation et la sauvagerie, le masculin et le féminin, la langue maternelle et la langue étrangère3

Enfin, l’auteure relève un autre leitmotiv de la photographie canadienne, celui d’une figure féminine chargée d’affects négatifs, apparaissant le plus souvent martyrisée ou manquante auprès de son enfant. Cela serait révélateur d’une relation conflictuelle à la mère dans l’imagination canadienne, comme ce peut l’être pour le Canada dans son histoire coloniale.

On aura tôt fait de remarquer que les figures observées sont polysémiques et qu’elles se trouvent aussi dans la photographie internationale. De même, on aura noté la possibilité que d’autres aspects récurrents du corpus canadien n’aient pas été relevés. Face aux artistes canadiens qui s’écartent du paradigme ou face aux étrangers qui s’y conforment, n’y aurait-il pas lieu de douter de la spécificité canadienne de ces observations ? D’autant que la malléabilité des notions théoriques que l’auteure utilise vient renforcer ce doute4.

Néanmoins, les observations de l’auteure sont soutenues par une quantité impressionnante de cas : plus de 120 photographes sont cités, parmi lesquels Michel Lambeth, Charles Gagnon, Diana Thorneycroft, Sandra Semchuk et Raymonde April sont exemplaires. Les œuvres citées et abondamment reproduites dans le livre sont toujours analysées avec une acuité critique remarquable. De plus, l’auteure a trouvé dans la critique littéraire et cinématographique canadienne – fondée sur d’autres présupposés théoriques que les siens – une forte corroboration de ses observations. Mais là encore, un problème de sélection et d’interprétation se pose. La prise en compte des discours provenant d’autres champs culturels que la photographie constitue une ouverture valable, à la condition de couvrir un large ensemble de la critique dans ces domaines – anglophone et francophone – et d’en présenter les positions divergentes. Quelle que soit la notoriété des auteurs qui corroborent les thèses de Cousineau-Levine, ils ne sauraient convaincre de l’unanimité des voix sur les lettres, le cinéma ou la mentalité canadienne.

De la somme des figures archétypiques observées, l’auteure a compris d’abord que la photographie canadienne souffrait d’une stagnation liée à sa situation ambivalente – comme l’âne de Buridan – et qu’elle témoignait d’un blocage à l’égard de la « féminité ». L’analogie entre ce complexe national et le syndrome de l’anorexie de l’adolescente, qui est un arrêt du développement vers la maturité féminine, lui a permis d’interpréter les images de la photographie canadienne comme les symptômes d’un passage contrarié vers une identité nationale, où le « féminin » est un obstacle. Mais, l’auteure se montre optimiste, puisque des signes dans les œuvres de Sandra Semchuk, de Raymonde April, d’Evergon et de Jeff Wall, entre autres, indiquent que le séjour dans un monde marginal, souvent subliminal, recèle sa propre vitalité. En ce sens, un groupe de motifs lui semble rattaché au rituel initiatique du chaman : les yeux clos, la silhouette, l’ombre ou la métamorphose du corps, la présence d’animaux et de figures ailées. L’auteure y voit des symboles de la transe durant laquelle le chaman, en état de mort apparente ou transformé, pénètre dans un autre monde, aidé par des esprits protecteurs, d’où il revient grandi pour le plus grand bien de ses congénères. Ainsi, l’imagination canadienne serait-elle en voie d’actualiser sa propre sensibilité au dualisme fondamental de l’existence lui permettant de relier des mondes opposés, mais complémentaires. « As we have seen, not only do many Canadian photographs indicate that Canadians, as a collectivity, wish to remain in an “in-between” place of liminality, they indicate as well that we are reluctant to “come-down” to a culture that restricts expression of the “feminine” multiplicity we so closely identify with, a multiplicity that when transposed to the political realm would allow for a multi-racial, as opposed to a racially monolithic, culture5 », conclut l’auteure, qui se gardera de pousser plus loin les implications politiques de sa thèse.

Malgré les critiques qui pourraient être adressées aux fondements théoriques de cette proposition et malgré le fait que l’auteure n’approfondit pas, comme on pourrait le souhaiter, les explications historiques de la dynamique canadienne qu’elle décrit, la démarche herméneutique de ce travail en fait sa valeur. L’usage constant du « je » et du « nous » dans tout le texte témoigne de l’implication personnelle de l’auteure. Forte d’une rare maîtrise empirique du domaine de la photographie, elle affiche clairement ses présupposés théoriques, ses convictions nationalistes, et se lance à fond dans une interprétation dont elle revendique le sens, tout en rappelant son caractère hypothétique. Si la constitution de ce vaste corpus sous la bannière de l’identité nationale – intempestive à certains égards – se justifie par la seule volonté d’une auteure pour qui l’appartenance à une collectivité canadienne revêt une valeur identitaire prépondérante, il demeure que la crédibilité de la thèse repose sur la validité des arguments.

Faking Death, que l’on souhaite voir traduit en français, a le mérite de faire connaître et de valoriser la photographie des artistes qui nous entourent et d’ouvrir la discussion sur une signification de l’ensemble de ces oeuvres. Au lecteur attentif, cet ouvrage donnera le goût de retourner vers les images, de les examiner plus à fond et de vérifier pour soi-même les hypothèses de Cousineau-Levine. Au photographe, il apportera un élan créatif et renouvellera, peut-être, son regard sur ses propres images.

1 Ce titre renvoie aussi à une œuvre éponyme de Jeff Wall, datant de 1977, exposée à la Art Gallery of Greater Victoria [B.C.], du 11 avril au 3 juin 1979. Depuis, l’artiste a retiré cette oeuvre de son corpus.2 Penny Cousineau-Levine est, depuis peu, revenue à l’Université d’Ottawa où elle enseignait dans les années 70, pour y assumer la restructuration du département des arts visuels, après plusieurs années d’enseignement et de direction au département des arts visuels de l’Université Concordia, à Montréal.

3 Au sujet du dualisme linguistique, Cousineau-Levine n’accorde pas une attention particulière aux manifestations de la coexistence du français et de l’anglais au Québec. Ce bilinguisme est traité au même titre que celui de tout immigrant. D’ailleurs, en introduction, elle affirme sa volonté de placer sur le même pied la photographie québécoise et celle des autres provinces car, écrit-elle en substance, les deux ont plus en commun qu’avec tout autre corpus national.

4 Sans vouloir entrer dans la discussion épistémologique amorcée par Karl Popper, il convient de noter qu’un principe comme celui de la détermination inconsciente du contenu des images peut servir à justifier une grande diversité d’hypothèses, sans que celles-ci puissent être testées. Car, par définition, ce principe n’est pas réfutable, il ne peut qu’être confirmé. Ce qui en toute logique maintient un doute raisonnable.

5 Penny Cousineau-Levine, Faking Death, Montréal/Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2003, p. 255.