La disparition – Suzanne Paquet

[Été 2004]

Photographies de la Communauté française
de Belgique, de Pologne, du Québec
Organisé par le centre VU, Québec
16 janvier au 15 février 2004

J’aime toujours ces événements en arts visuels qui engagent au déplacement, au jeu du parcours, comme si cela rendait plus sensibles certaines adresses de présentation. Dans le gris d’une journée de neige sans contrastes, suivant l’itinéraire commandé par cette exposition en six lieux qu’est La disparition, la portée et la force expressive des noirs et des blancs, des demi-tons, retiennent mon attention. Comme si la disparition ne pouvait s’inscrire, ne savait se nommer, qu’en noir et blanc, cet état essentiel de la photographie.

À Méduse, d’Engramme aux deux salles de VU, à celles de L’Œil de Poisson jusqu’au petit local de La Bande vidéo auquel on accède par un escalier rarement emprunté (plaisir d’une trouvaille), presque toutes les images sont noires, blanches et grises.

À VU, dans une pièce noire et presque fermée, des lignes blanches qui se tracent et se défont composent et déforment des silhouettes, des visages, des corps et des profils qui s’ébauchent, se voilent, s’imbriquent, se nouent, s’estompent et s’effilochent. Que du noir et du blanc purs pour cette installation de Charles Guilbert, une œuvre à la fois fort simple et brillamment réussie. Également à VU, dans les demi-teintes des étranges photographies de Stanislas J. Wos, toute une iconographie chrétienne apparaît puis se dérobe dans des motifs troubles, invoquant la mort ou l’appréhension que l’on en a par les rituels dont on l’entoure. La mort, ou bien la finitude du temps qui passe, s’illustre dans l’œuvre sérielle de Natalia LL, dans les gris de son visage vieillissant plusieurs fois photographié. Et la mort encore ; dans la petite salle de L’Œil de Poisson, les menues photos faisant jeux de mots de Pol Pierart proposent un regard davantage malicieux sur la condition de mortel.

Dans la grande salle de L’Œil, Les tableaux de Patrick Altman et les Galeries d’ombres de Jocelyne Alloucherie forment un remarquable face-à-face. Devant l’oeuvre d’Alloucherie, de grandes épreuves sombres de motifs d’ombres sur le sol, on croirait entendre la rumeur de (ce) qui s’éloigne et disparaît. Altman, quant à lui, épingle et empile les archives sur de longues tiges plantées au mur. L’effet d’ensemble captive et l’on s’attarde à remonter le fil d’une certaine histoire de l’art, à feuilleter de l’oeil ces images un peu jaunies. Nicolas Renaud file aussi le temps qui passe avec une vidéo duelle dans laquelle est mise en tableaux et en question la linéarité temporelle.

Devant la tonitruante vidéo d’Anne Penders installée à La Bande vidéo, l’on se demande s’il est possible de disparaître à grand bruit… Et si l’on a aimé découvrir le lieu qui est fort bien choisi pour ce type d’œuvre, on ne peut s’empêcher de penser que cette vidéo trop longue, composée d’images fixes assemblées, est comme une brisure dans le parcours de l’exposition. L’image, ici mobile (ou mobilisée), nous force à rester trop longuement immobile – curieux paradoxe. Aussi rébarbatif qu’une bande vidéo qui s’étire, le procédé employé par le groupe Blow Up (exposition de groupe dans une exposition de groupe ?) qui est, il faut bien le dire, un diaporama (projeté dans la vitrine de VU), ne donne pas trop non plus l’envie de s’arrêter à ces Ruralités, qui apparemment se perdent.

Sortie côté Engramme, où Roberto Pellegrinuzzi met littéralement en vue la disparition photographique. Quantité de petits bouts de papier photo, sur lesquels on croît reconnaître toutes ces images banales que l’on prend de choses et de gens familiers, passent progressivement du blanc du papier au noir qui résulte d’une exposition trop prolongée à la lumière. Belle subtilité cependant que ces quelques couleurs fanées qui accrochent le regard ici et là. On aurait aimé que ce soit là la seule touche de couleur de tout le parcours.

La photographie porte avec elle ses évidences (oserait-on dire ses clichés ?). La disparition en est une. Des célèbres « suaires de Véronique » de Michel Tournier1 au blanc pur et absolu que Florence De Mèredieu revendiquait comme l’achèvement photographique parfait2, on recense bien des objets de méditation : le temps qui passe, l’oubli et la mort, la détérioration du matériau photographique même, la coupe et l’effacement partiel ou complet du motif comme de ce dont il est l’indice ; aussi, tout ce qui est perdu, se perd et est en voie de se perdre. À la Galerie des arts visuels de l’Université Laval, Tomasz Konart dénombre ses disparus (My Family), personnes qui soudain s’absentent et que l’on ne revoit jamais plus. Ce sont des photos trouvées que l’artiste magnifie doublement, d’une part parce qu’il les porte à notre attention en leur forgeant une histoire et d’autre part parce qu’un verre grossissant qui fait loupe – magnifier, on excusera le terme anglais – les recouvre. À Rouje où tout est noir et blanc, Ève Cadieux prend les devants sur la perte inévitable, Avant l’heure. Elle met en scène ses amis dont elle gomme le visage, occupés à leur atelier. La manœuvre est un peu inquiétante et l’effet d’autant plus saisissant que les images, de bon format, sont solarisées. Également saisissantes sont les photosculptures que présente Wojciech Prazmowski, sculptures fabriquées uniquement aux fins d’être photographiées, ou petits objets passablement troublants bricolés avec des photographies, du fil de fer, des matériaux ordinaires. De plus, Prazmowski montre un Album de famille et une Lune de miel, images tirées à partir de (vieux ?) négatifs qui selon toute apparence se détériorent. Cela fait peut-être un peu trop d’images, d’autant que ses objets-photos auraient suffi, tellement ils sont achevés. Mais il n’est certes pas étonnant de retrouver tant de photos de famille (ou de familles fabriquées), de regards intimes, de commentaires sur l’effacement du (des) proche(s), sous l’intitulé La disparition.

On l’aura compris, de mon parcours de papier j’ai délibérément omis (fait disparaître ?) presque toute couleur. Je ne doute aucunement que la disparition puisse se traduire en photographies couleur, pourtant. C’est plutôt que les oeuvres de Cécile Michel (à L’Œil) et de Ronald Dagonnier (à la Galerie des arts visuels de l’Université Laval) me semblent hors registre (on me passera l’expression), en ce qu’elles usent de procédés quelque peu outrés, images lenticulaires criardes de Michel (qui attirent trop l’attention alors que son œuvre n’est pas dénuée d’intérêt) et décomposition à l’ordinateur qui n’apporte strictement rien chez Dagonnier, hormis la démonstration d’un savoir-faire. (Quant aux images en noir et blanc de Jean-Louis Vanesch à Rouje, on ne sait trop qu’en dire tellement elles sont scolaires.) Fait à remarquer, la couleur semble belge, dans cette exposition qui rassemble des artistes de trois pays.

Est-il possible de parler d’une « photographie nationale » comme on dit une « cinématographie nationale » ? La production des artistes québécois est ici très forte, se déclinant sur divers modes et en différentes configurations, toujours avec un souci de réflexion sur le dispositif et sa mise en espace. Les artistes polonais dont on n’a pas souvent la chance d’apprécier le travail, tout en usant d’une assez grande simplicité de moyens, montrent aussi de la photographie aux manières variées et inventives. Mis à part la série de Natalia LL dont le format a quelque chose d’imposant, les œuvres sont de petites dimensions et les procédés modestes, pour un résultat largement convaincant. Les Belges, malgré une diversité de moyens et de format comparable à celle des Québécois, présentent dans l’ensemble des travaux plus faibles. La production « nationale » belge serait-elle moins relevée ou cela est-il imputable aux choix des commissaires ? Car ce sont les responsables ou des comités issus de chacun des centres impliqués dans l’exposition (Centre culturel Les Chiroux de Liège, Centrum Sztuki Wspolczesnej Zamek Ujazdowski de Varsovie et VU) qui ont sélectionné les représentants de leurs pays respectifs. Quant au thème, il en a été décidé aux Chiroux, centre initiateur de l’événement. Sa 3e Biennale de la photographie et des arts visuels de Liège, lors de laquelle l’exposition a connu sa première présentation, portait sur cette thématique de la disparition.

Quoi qu’il en soit, à Québec l’exposition offre un parcours et un accrochage impeccables, en cela qu’itinéraire et agencement des travaux des artistes sont parfaitement intégrés. Il y a là un travail fort rigoureux de la part de l’équipe de VU. Et c’est vraisemblablement cette rigueur qui assure l’intérêt et la réussite de cette Disparition dans laquelle la qualité des oeuvres est inégale et dont le thème, convenu par avance, aurait pu prêter à certaines facilités que l’on a su éviter avec beaucoup de finesse.

Il faut aussi souligner il me semble, toutes les collaborations, d’abord avec les centres de Belgique et de Pologne, ensuite avec ceux de Québec, collaborations qui ont façonné le tracé pluriel que compose ce projet, soit sa présentation dans trois pays puis ce parcours élaboré par les gens de VU, dans une ville d’hiver toute en demi-teintes.

1 On se souviendra de ce texte-culte dans lequel, à l’instar de la sainte du même nom qui selon la légende aurait obtenu une empreinte de la « Sainte Face » en essuyant le visage du Christ alors qu’il montait au calvaire, la dénommée Véronique, photographe, faisait véritablement disparaître (ou se dissoudre…) son modèle à force de l’enrouler dans des suaires imbibés de chimies photographiques. Michel Tournier, « Les suaires de Véronique », Le coq de Bruyère, Paris, Gallimard, 1978.

2 « Sans doute faudrait-il, alors, constituer une théorie de la photo blanche [Image blanche ou fantôme qui hante déjà les ouvrages de Barthes (l’invisible photo du jardin d’hiver) et d’Hervé Guibert (cette photo qui fut cadrée, posée, prise, mais non impressionnée)]… » Florence de Mèredieu, « La photographie et ses prothèses », Parachute, no 34, 1984, p. 32.