[Été 2004]
par Jacques Doyon
Les dispositifs de visée, les rendus de la lumière et des perspectives et les modes de composition hérités de la tradition picturale constituent encore aujourd’hui l’un des fondements de nos modes de représentation, y compris pour les médias fondés sur l’enregistrement du réel et sur le numérique.
La recherche d’une légitimité artistique a longtemps favorisé des pratiques photographiques imitant la tradition picturale. Pourtant, depuis ses débuts, la photographie a renouvelé les modes de la représentation par des innovations formelles, par une réactualisation radicale des contenus de l’image et par son réalisme. Aujourd’hui, à l’ère d’une reproductibilité et d’une diffusion généralisées des images, la photographie travaille encore les canons de la peinture, mais selon des modalités éloignées de la contemplation esthétique qui présidait à l’établissement des manières et des genres picturaux. Les traitements sont plus ludiques et intempestifs, plus caustiques et critiques, comme nous le montrent les travaux rassemblés dans ce numéro.
Les séries Chutes de Gwenaël Bélanger mettent en scène des objets quotidiens, choisis pour leur caractère insolite, leur texture ou leur relation à l’espace. Elles convoquent différents motifs et genres picturaux (nature morte, drapé, perspective, abstraction, imagerie pop…) réinterprétés par des dispositifs de prise de vue et de montage propres à la tradition photographique. Ces « instantanés » inscrits dans des séries « chrono-photographiques » sont des études de mouvement jouant de la répétition et de la permutation. L’objet s’y voit inscrit dans un récit du bris et de l’interdit, maintenu en suspens, ou bien il s’y voit littéralement pulvérisé en fragments abstraits. Ailleurs, la représentation est « travaillée » par le hors-champ : celui, sans apprêts, de l’atelier ou celui des multiples contextes des images constituant les Polyèdres. Car, outre l’action de tomber, la chute, c’est aussi la fin inattendue d’un récit, le rejet, la déchéance et la ruine…
Chez Louis Joncas, l’intérêt pour la nature morte et la vanitas est nettement affirmé. Depuis plus de dix ans, ses séries de Détritus constituent un journal à la fois intime et générique de la vie et de la mort, dans une société de surconsommation ponctuée par l’excitation et la dépression. Les images de Louis Joncas constituent une réactualisation marquante de la nature morte et de la vanitas. On n’y trouvera nulle référence au bon goût et à la distinction, mais plutôt l’étalage de ce qui, par-delà les différences de statut social, fait l’ordinaire de l’individu contemporain : nourriture, suppléments vitaminiques, stimulants, calmants, remèdes, usure, décomposition, maladie, mort. Dans un tel cycle qui aliène toute humanité, les mousses constituent une figuration de l’informe, de la poussière et du recommencement de la vie…
Jason Salavon, artiste du numérique, met en contraste les usages commerciaux et personnels de la photographie avec les lieux communs de la modernité picturale. Ainsi, photos-souvenirs, images pornographiques et images de maisons à vendre, rassemblées par centaines, se voient transformées en une imagerie impressionniste. L’image, produite par des processus d’accumulation, de normalisation et de fusion, a les qualités statistiques d’une moyenne. Le résultat est l’approximation d’une classe d’images, l’archétype d’un mode de figuration. Ailleurs, les dominantes de couleur des images de vidéoclips populaires se voient traduites en tableaux géométriques abstraits. Un autoportrait se transforme en cartographie du corps de l’artiste, avec des milliers d’images présentées en une grille abstraite ordonnée selon une gradation des tonalités. L’image, photo ou vidéographique, se voit ainsi appréhendée du point de vue de la quantité et du caractère répétitif de sa structuration. Elle oscille entre le poncif et l’évaporation dans un pixel aisément manipulable. Un des aboutissements de la reproductibilité exponentielle de l’image.