Hicham Benohoud, Version soft – Lyne Crevier, résister

[Automne 2004]

Dans sa série d’autoportraits, Version soft, l’artiste marocain Hicham Benohoud métamorphose ses traits en « martyrisant » sa tête dans des prises, brutales, rappelant celles du photomaton ou du portrait judiciaire.

Devenu son propre modèle, il s’en empare tel un vulgaire mannequin auquel il fait subir des métamorphoses tantôt farfelues, tantôt énigmatiques, manifestant l’ironie, la violence, le sadomasochisme ou encore l’autodérision. Tout comme dans ses précédentes séries, il y interroge l’identité, à travers mille modalités du portrait qui disent calmement et fermement son malaise face à sa situation, à sa culture, à son pays.

par Lyne Crevier

Il y a mille et une manières de se montrer. Pour l’heure, Hicham Benohoud s’en tient à l’autoportrait, genre apparaissant a priori facile, mais qui aborde dans son cas des rives pour ainsi dire taboues.

Né en 1968 à Marrakech, au Maroc, où il réside et enseigne les arts plastiques, Benohoud est considéré comme un artiste musulman, « bien que je sois laïc ou que mon art soit laïque pour être plus précis1». De sa part, on sent déjà une petite résistance à rentrer dans un moule quel qu’il soit. Et cette résistance se traduit en une farouche quête identitaire qui n’est pas chez lui « un luxe intellectuel, mais bien une urgence psychologique, voire physique2 ».

Dans ma culture, on n’exprime pas, on ne s’exprime pas. Contrairement à l’Occident, la notion d’individu n’existe pas. Les musulmans se ressemblent tous, on a les mêmes goûts, les mêmes préoccupations, les mêmes désirs, les mêmes frustrations, la même religion. Depuis cinq ans, tout ce qui est interdit par l’Islam m’interroge. Je me permets maintenant de poser des questions, je me permets de douter, je me permets de refuser3.

Son oeuvre est ainsi « intimement » liée à sa vie. Benohoud fait partie de ces êtres torturés, angoissés, voire prisonniers d’eux-mêmes, pour qui le mot souffrance résonne sans répit. Un mot s’associant au surplus à l’enfance, durant laquelle la mère d’Hicham lui racontait des histoires à faire frémir. De celles propres à enflammer toute âme sensible : hommes pendus par le bout de leurs cils ou embrochés, avec, persistante, une violente odeur de chair humaine roussie… Toutefois, cette mémoire encore vive, qu’il a de ces fabuleux récits initiatiques, cohabitera plus tard chez lui avec une saine ingénuité. Il a beau se dire « laïc », subsiste en lui tout le poids d’« une culture que personne n’a le droit de renier4 ». Il compose donc son œuvre selon ce facteur inébranlable, mais pour mieux le contourner.

Dans un projet antérieur, intitulé oeuvres plastiques, il réunit ainsi des milliers de portraits de ses élèves qu’il exécute lui-même puis qu’il va peindre, découper, déchirer, dévitaliser, défigurer, en un mot « torturer5 ». À même les photos, il découpe les yeux, la bouche, de manière à retrancher toute expressivité des visages – sa façon à lui d’effacer des regards « passifs, dénués d’espoir6 ». Par le biais de différentes manipulations de l’image, « il interroge l’identité, au travers de mille modalités du portrait qui disent calmement et fermement son malaise face à sa situation, à sa culture, à son pays7 ». Ainsi, « la composition finale qui regroupe des panneaux de photos séparés […] est comme une immense carte d’identité dans le monde où ces individus subissent la vie comme une fatalité8 », déclare Hicham Benohoud.

Dans une série subséquente, Salle de classe, les élèves sont photographiés dans des décors faits des seuls matériaux disponibles sur les lieux. Contre toute attente, un ludisme inattendu surgit alors de ces corps et de ces objets disposés dans de curieux agencements éclairés par de simples lampes de métal. Les élèves acceptent bien volontiers de poser pour lui, eux qui n’ont habituellement pas l’occasion de se laisser aller en classe à d’aussi étranges comportements tels se coucher par terre ou monter sur une table. Dans ce no man’s land, les identités, flottantes, côtoient ainsi de fines sculptures profilées et d’instables lanières de papier qui parent ce décor singulier d’une « fantaisie attristée9 ». Devant ces images bricolées, on ressent pourtant une « tension permanente entre fiction et monde tangible10 », tension que l’artiste justifie ainsi : « À travers les photos, je ne cherche pas d’effet plastique particulier, j’essaie simplement, et avec les moyens du bord, d’exprimer le lourd et vague malaise social, politique et religieux que mes élèves et moi ressentons fortement11 ».

Ce « malaise » le poussera à quitter un temps son pays pour l’Europe, où il a été invité à réaliser plusieurs résidences d’artiste. Version soft résulte ainsi d’une résidence à l’Espace photographique Contretype à Bruxelles, en 2002. Invité au départ à photographier la ville, Benohoud a plutôt choisi un projet plus personnel axé sur la thématique Un musulman à Bruxelles, avec l’intention de se faire photographier par des artistes locaux.

Ce séjour à Bruxelles me permettra d’exprimer témérairement mes angoisses les plus enfouies. C’est un projet que je ne pourrai jamais réaliser en terre d’Islam : aucun musulman n’osera se montrer nu publiquement, aucun musulman n’osera porter une croix, etc. Dans l’espace de quelques jours et avec l’aide précieuse de quelques photographes bruxellois ou établis à Bruxelles et dont j’apprécie la démarche, je donnerai à voir des images qui passeront peut-être inaperçues en Occident mais qui seront interprétées par les Orientaux comme comportant les pires des perversions. […] Dans ces photos, je me mettrai moi-même dans des situations interdites par l’Islam12.

Benohoud se retrouvera cependant seul à travailler à cette suite de photos. Tous ont refusé de collaborer avec lui, parce qu’ils « respectaient l’islam et […] appréhendaient les réactions des associations de musulmans, nombreuses à Bruxelles13 ». Tous sauf un, mais qui prendra finalement la fuite. Son projet débouche alors sur une série d’autoportraits, la « version soft » de son projet initial.

Tant il est vrai que l’islam entrave toute velléité d’individualisme, l’artiste ose se montrer publiquement tel qu’en lui-même, torse nu et visage découvert. Il offre des vues frontales de son visage où il gomme toutefois délibérément les repères. Mieux : il semble s’abîmer en lui-même, inexorablement. Dans des images qu’il ne veut pas « jolies », Benohoud « martyrise » sa tête dans des prises brutales, rappelant celles du photomaton ou du portrait judiciaire. Cette série d’autoportraits agit curieusement sur les nerfs du spectateur qui décèle, dans le regard placide de l’artiste dirigé vers l’objectif, une sorte de mise en accusation du voyeur que nous sommes malgré nous. L’impression de malaise s’accentue à force de voir les nombreux dispositifs auxquels il recourt pour mettre sa tête à mal. Sans compter tout le mal (au propre et au figuré) qu’il se donne encore pour travestir, caricaturer, voiler son visage – lunaire, sur fond blanc, sans aucun élément de décor –, à l’aide d’un bric-à-brac impossible : bouchons, papiers collés, brindilles, pierre, mousse isolante, fil de fer, dessins, sangles, etc. Devenu son propre modèle, il s’en empare tel un vulgaire mannequin auquel il fait subir des métamorphoses tantôt farfelues, tantôt énigmatiques, manifestant l’ironie, la violence, le sado­masochisme ou encore l’autodérision.

Pourtant, Benohoud déforme ou dissimule tant et si bien ses traits qu’il arrive à se soustraire du monde tout en s’y affirmant comme unique dans sa façon bien à lui de « pincer sans rire, ce ludisme de la terreur14 ». De sorte que l’on trouve attachantes ces images qui toujours résistent (doucement ?) à la fois au commentaire et à la compréhension.

1 Entretien avec Hicham Benohoud, dirigé par Aziz Daki, Aujourd’hui le Maroc, décembre 2003.

2 Moulim El Aroussi, catalogue de l’exposition Hicham Benohoud, Musée de Marrakech, 2003.

3 Hicham Benohoud, projet pour sa résidence d’artiste à Bruxelles.

4 Ibidem.

5 Sakina Rharib, catalogue de l’exposition Hicham Benohoud, Musée de Marrakech, 2003.

6 Ibidem.

7 Communiqué de l’exposition Hicham Benohoud, Musée de Marrakech, 2003.

8 Moulim El Aroussi, idem.

9 Christian Caujolle, « La question silencieuse de Hicham Benohoud », introduction du livre La salle de classe, Paris, Éditions de l’œil, 2001.

10 Ibidem.

11 La salle de classe, texte de présentation par l’artiste.

12 Hicham Benohoud, projet pour sa résidence d’artiste à Bruxelles.

13 Entretien avec Hicham Benohoud, dirigé par Aziz Daki, Aujourd’hui le Maroc, décembre 2003.

14 Christian Caujolle, idem.

Hicham Benohoud est né en 1968 à Marrakech, Maroc, où il réside et enseigne les arts plastiques. Plasticien et photographe, ses travaux sont exposés régulièrement depuis 1998 et ont fait l’objet d’expositions individuelles et collectives dans plusieurs pays européens et africains. Deux de ses séries, La salle de classe et Des lycéens par eux-mêmes, ont paru aux Éditions de l’œil, en 2001 et 2002. Hicham Benohoud est représenté par la galerie Vu à Paris.

Lyne Crevier est journaliste, notamment à l’hebdomadaire ICI. Elle a publié quantité de textes critiques consacrés à l’art contemporain. Elle a également fondé la revue Scenarii dédiée aux scénarios inédits de courts métrages. En outre, de 1988 à 1992, elle a collaboré aux pages culturelles du journal Le Devoir.