[Printemps 2005]
par Jacques Doyon
Cette livraison de la revue CV ciel variable est exceptionnelle à plus d‘un titre. Nos pages de portfolio sont entièrement consacrées à la présentation d’une œuvre que nous croyons particulièrement importante, soit Reading Room for the Working Artist (Salle de lecture de l’artiste au travail), la plus récente pièce d’Angela Grauerholz.
Ce numéro comprend aussi un cahier inséré, réalisé en collaboration avec la Fondation J.-Armand Bombardier, qui présente les nouvelles productions, en couleur et numériques, de Raymonde April, la première photographe à recevoir le prix Paul-Émile Borduas, en 2003. Ce même numéro inaugure aussi une section chroniques dorénavant plus volumineuse.
Reading Room for the Working Artist (Salle de lecture de l’artiste au travail) est une œuvre d’une ampleur exceptionnelle. Résultat de quelque cinq années de cueillette et de mise en forme de matériaux visuels et textuels relatifs à l’art et à la pensée de la modernité jusqu’à nos jours, cette pièce présente une douzaine de livres d’artistes, d’une centaine de pages chacun, de même qu’un film-collage d’une vingtaine de minutes. Ces éléments sont présentés dans le cadre d’une reconstitution partielle de la Salle de lecture du club ouvrier de l’URSS d’Aleksandr Rodchenko, œuvre conçue pour l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes de Paris, en 1925. Fragmentaire et plurielle, cette œuvre d’Angela Grauerholz constitue une véritable synthèse des champs d’intérêt qui ont nourri ses réalisations des dernières années : photographie, design, littérature, cinéma et théories artistiques. Elle témoigne de la richesse et de la complexité des enjeux de notre culture moderne. Elle constitue un plaidoyer en faveur d’une éducation et d’un accès à une culture artistique fondée sur la recherche et une esthétique critique.
Les précédentes œuvres de Grauerholz nous avaient familiarisés avec son intérêt pour l’archive photographique, son exploration du statut de véracité de l’image, de ses couches narratives et de ses contextes de présentation et d’accès, qu’ils soient institutionnels ou privés. La part analytique et théorique de ses propositions y demeurait cependant plus implicite. Cet aspect se voit ici incorporé selon des procédures qui multiplient les niveaux d’énoncés et évoquent les échanges, les affinités et les débats inhérents au développement d’une pensée et d’une esthétique complexe et originale.
Le livre Vorbilder (Modèles) est ici central, énonçant les fils de ce qui constitue une sorte de généalogie rhizomatique – de Rodchenko à Richter, de Warburg aux Becher, de Benjamin à Borges et Calvino, de Malraux à Warhol, pour n’en nommer que quelques-uns – de sa propre investigation de l’archive photographique, du fragment, de l’intertextualité, de son interrogation du statut de l’œuvre et de sa réception, de sa recréation de mondes où la part subjective et fictionnelle se mesure aux élaborations artistiques et théoriques les plus complexes, où l’ironie côtoie parfois les utopies les plus radicales, où les questions esthétiques s’attachent à rendre la complexité du monde. Les matériaux de l’artiste au travail, ce sont ceux de la culture, la nôtre, dans ses infinies nuances, ses richesses accumulées et toutes ses subtilités.
En terminant, je tiens à exprimer des remerciements tout particuliers à Angela Grauerholz pour son important apport à la réalisation de ce numéro. Merci aussi à Cheryl Simon qui, la première, nous a signalé l’existence de ce travail et qui en propose ici une analyse approfondie, de même qu’à Colette Tougas pour son attention à la dimension littéraire de cette oeuvre. Merci, enfin, à Raymonde April, à Jean-Claude Rochefort et à Sylvain Descôteaux de la Fondation J.-Armand Bombardier, pour nous avoir confié la réalisation du cahier consacré aux travaux récents de Raymonde April.