[Printemps 2005]
commissaire : Marie Fraser
Vox, Montréal
28 avril au 16 octobre et
8 mai au 10 juillet 2004
Éveil/Fabulation est une exposition en deux parties qui explore le thème du rêve et de la réalité dans la représentation photographique. Organisée par la commissaire indépendante Marie Fraser, cette exposition inaugure les nouveaux espaces de la galerie Vox, chassée en janvier dernier de ses locaux du Marché Bonsecours et réinstallée dans le red light district de la rue Saint-Laurent, au sud de Sainte-Catherine.
Dans ce tronçon marginal, et historique, de la Main, qui a connu son lot de lubies, folies et fantasmes, une exposition qui s’articule autour de l’image et de l’illusion semble parfaitement à sa place.
La première partie, intitulée Éveil, est consacrée à l’état transitoire entre le sommeil et la prise de conscience. En s’intéressant à ce « moment fragile », la commissaire invite le spectateur à réfléchir sur le rapport entre le fantasmatique et l’image photographique documentaire et à se demander si l’on peut réellement fixer et reconstruire un état évanescent, essentiellement abstrait.
Durant le passage entre ces deux « mondes », nos sens et nos perceptions sont troublés, nos repères incertains. Isabelle Hayeur exprime ce moment ambigu par de longs panoramas représentant des paysages où se côtoient la nature sauvage et la présence humaine. Dans ces photographies, le passage entre la nature et la civilisation se lit comme une séquence narrative. Mais tandis que nos yeux traversent l’image de gauche à droite, notre regard est arrêté par des détails curieux qui témoignent de la « réalité » dissimulée dans l’œuvre, celle de la manipulation numérique. On s’aperçoit que ces lieux « photographiés » sont en fait des constructions imaginaires de l’artiste, des montages constitués de différents éléments.
Dans ses vidéos, Mark Lewis joue d’une autre manière sur notre perception. Algonquin Park, September montre un paysage embrumé, mystérieux, qui devient tout d’un coup plus réel quand apparaît lentement la silhouette d’un canot qui vient traverser l’écran. Dans Algonquin Park, Early March, la caméra, au contraire, recule progressivement et révèle que ce qu’on croyait être un ciel est en fait un lac gelé, recouvert de neige. On aperçoit alors des personnages qui jouent sur le lac, ce qui renforce la réalité de la scène, et on passe de l’évanescent au concret. Le choix de ce lieu est aussi bien sûr un clin d’œil à un symbole important de l’art canadien, le parc des artistes du Groupe des Sept.
Dans un genre très différent, l’artiste inuite Mary Kunuk présente une vidéo qui tente de recréer un cauchemar de son enfance. L’œuvre est intitulée Aqtuqsi, ce qui veut dire littéralement « rêve dont il faut s’éveiller ». Elle mélange images filmées et animations pour reproduire à la fois le rêve et le souvenir du rêve. Une réflexion double axée sur la mémoire et l’éveil de la conscience. Cette œuvre fait en quelque sorte le lien avec la deuxième partie de l’exposition qui montre le passage de l’éveil à son état opposé, celui de la « fabulation » associée à l’imaginaire.
Pour illustrer cette partie, la commissaire a choisi quatre artistes qui, par différentes stratégies, « déguisent la fiction en réalité », comme le souligne le texte de présentation. En manipulant l’image, les artistes tentent de représenter cet instant à la limite du rêve et de la réalité, quand l’étrange se mêle au familier. C’est l’Unheimliche dont parle Freud, c’est-à-dire cet instant d’ « inquiétante étrangeté » où la conscience éveille ce qui est refoulé dans le plus profond de l’inconscience, quand, dans l’univers plus perméable du songe, une scène ou un objet ordinaire devient tout d’un coup étrange et inconnu.
Ainsi, si Scott McFarland met en scène des paysages et des scènes apparemment banales, il manipule minutieusement chaque petit détail de la photographie et lui donne un aspect troublant en faisant ressortir le mystérieux de l’ordinaire. Par leurs formats et leurs sujets, ses photographies font écho aux panoramas d’Isabelle Hayeur, mais ici il ne s’agit pas d’une « reconstruction » de la réalité mais bien d’une déconstruction.
Moins subtiles, les oeuvres de Janieta Eyre sont élaborées de manière à provoquer chez le spectateur un sentiment de malaise, d’étouffement. Elles contrastent par leurs cadres noirs avec les grandes photographies des paysages de Scott McFarland encadrées en blanc, sur le mur opposé. Les photographies, souvent présentées en séries, expriment une tension, une certaine violence. Dans March 27th Quarter Moon, formé de deux photographies, on voit des oiseaux noirs expulsés de la bouche d’un personnage, comme un vomissement, qui viennent occuper tout l’espace. After he left montre une femme enceinte assise à l’extrémité d’un lit, avec à côté d’elle un paquet de cigarettes ; la femme regarde au sol une créature monstrueuse, sorte de fœtus de cochon mort, mais en fait sa propre progéniture… Ici la fabulation est liée au côté sombre de l’inconscience : la hantise et l’angoisse.
Le collectif des frères Sanchez présente une épreuve numérique en couleur, grand format, intitulée The Gatherer. Installée au fond de la salle, elle domine l’exposition et représente un homme, au fond d’une pièce, entouré par une multitude d’objets anodins et hétéroclites. Sorte de portrait psychologique de l’obsession, cette œuvre dégage une atmosphère oppressante, et on se sent, nous aussi, écrasés par l’omniprésence de ces objets. Comme les œuvres de Jeff Wall, cette photographie qui semble prise sur le vif est en fait le résultat d’une construction précise et d’une attention rigoureuse aux détails.
Les vidéos de Jesper Just clôturent le parcours en mettant en scène des séquences ludiques qui semblent tirées de films. Ces séquences possèdent toutes la même ambiance feutrée et mystérieuse ; la chanson y occupe une grande place et le résultat est à la fois émouvant et humoristique. Ces petits films sont tournés dans des endroits marginaux et certains décors font penser à l’espace même de Vox. Dans This Love is Silent, par exemple, un homme vient faire une danse lascive devant une femme, et on y remarque le même genre de miroirs que ceux du plafond de la galerie, elle-même ancien peep-show.
L’utilisation du lieu est d’ailleurs un point fort de cette exposition et la présentation nous invite à nous interroger à différents niveaux sur notre propre relation au rêve et à la réalité, et à nous demander si, et comment, l’image photographique peut aller au-delà de la représentation et exprimer une nature autre, une surréalité.
Michel Hellman est artiste, étudiant en histoire de l’art et collaborateur au Devoir.