[Printemps 2005]
par Jacques Doyon
Ce cahier de la revue CV ciel variable, publié en collaboration avec la Fondation J. Armand Bombardier, présente des extraits des séries photographiques Inconsciences, Sentier national et Images seules de Raymonde April. Ces œuvres ont été réalisées au moment où Raymonde April se voyait octroyer le prix Paul-Émile-Borduas 2003, la plus haute distinction décernée par le Gouvernement du Québec à un artiste des arts visuels. C’était une première pour une artiste œuvrant essentiellement dans le domaine de la photographie.
Depuis la fin des années 70, Raymonde April a développé une œuvre singulière qui a influencé toute une génération d’artistes. Dès ses débuts, elle a fondé une esthétique qui entremêle adroitement l’autobiographie, la fiction et le documentaire et qui repose sur le regard qu’elle porte sur les gens et les lieux qui lui sont chers, ce dont témoigne la présence récurrente de l’autoportrait. En juxtaposant les instantanés, véritables ou feints, à des portraits aux poses plus étudiées, ses séries opèrent à la fois sur le plan de l’intime et de l’emblématique. Elles offrent au spectateur deux espaces complémentaires d’identification et de projection de soi : celui d’une résonance personnelle et affective et celui des modèles qui façonnent les représentations de soi et de l’individualité. Jouant l’un contre l’autre, ses séries plaident activement en faveur du surplus de sensibilité et de créativité que l’art peut apporter à la vie. En rendant palpable l’écoulement du temps et en magnifiant la proximité aux êtres et aux choses, son œuvre se propose comme une recherche des sensations et des moments perdus, des instants précieux et fugaces où l’ordinaire de la vie se teinte de poésie et de merveilleux. Ces dernières années, April avait aussi exploré le statut de l’image fixe en relation avec les supports de l’image en mouvement. Dans Tout embrasser, elle reconsidérait ainsi un large corpus de photographies déroulé tel un album d’images ouvert à toutes les projections. Le résultat était remarquable de concision et de cohérence. Une vidéo subséquente, L’eau renversée (Saint-Juste-du-lac), réalisée en collaboration avec d’autres artistes, entremêlait étroitement images fixes et images animées pour évoquer, de façon à la fois poétique mais aussi plus sociologique qu’à l’habitude, une région éloignée des centres urbains, avec sa temporalité et ses espaces propres.
On retrouve toujours ces enjeux au cœur du travail récent de Raymonde April, mais l’utilisation de la couleur, le passage à l’image numérique et l’exploration de la vidéo et du film leur donnent une nouvelle ampleur. Dans la série Inconsciences (2004), des images d’art et de culture (musée, peinture, sarcophage, fossile, monument, portrait d’artiste) sont ainsi convoquées de façon plus explicite qu’auparavant. Elles viennent inscrire la mémoire personnelle dans le temps long de la culture et donner une nouvelle amplitude à un espace et à un paysage, jusqu’ici surtout évoqués en relation avec un vécu personnel. Jean-Claude Rochefort propose ici une analyse détaillée des multiples dimensions de l’interaction avec le paysage que figurent les œuvres d’April. Enfin, l’intégration de la couleur dans ces séries récentes est aussi remarquable, notamment par les tons monochromes qui viennent densifier les connotations émotives de l’image. On verra donc dans ces œuvres une confirmation de la pertinence que Raymonde April soit la première artiste photographe à recevoir le prix Paul-Émile-Borduas.
Cette publication a été réalisée en collaboration avec la Fondation J. Armand Bombardier, lors d’une exposition des œuvres de Raymonde April tenue au Centre culturel Yvonne L. Bombardier, à Valcourt, du 19 octobre 2004 au 20 février 2005. L’exposition sera par la suite présentée par Manifestation internationale d’art de Québec, à la coopérative Méduse, du 22 juin au 14 août 2005, puis par le centre d’exposition de l’Université de Montréal, en mars 2006.