[Printemps 2005]
Chevauchant la photographie et l’image en mouvement, les oeuvres de David Claerbout évoquent les frictions étymologiques et perceptives qui se sont développées entre ces médiums.
En donnant vie à la photographie ou en figeant graduellement l’image filmée, Claerbout met en jeu une relation dialogique entre les langages photographique et cinématographique, chacun doté de sa logique temporelle passée et présente et de ses qualités matérielles propres.
par Valérie Lamontagne
L’image photographique est pleine, bondée : pas de place, on ne peut rien y ajouter. Au cinéma, dont le matériel est photographique, la photo n’a pourtant pas cette complétude (et c’est heureux pour lui).
Pourquoi ? Parce que la photo, prise dans un flux, est poussée, tirée sans cesse vers d’autres vues ; au cinéma, sans doute, il y a toujours du référent photographique, mais ce référent glisse, il ne revendique pas en faveur de sa réalité, il ne proteste pas de son ancienne existence ; il ne s’accroche pas à moi : ce n’est pas un spectre1
⎯ Roland Barthes
Selon Roland Barthes, les univers contigus de la photographie et du cinéma sont irréconciliables parce qu’ils indexent le temps de manière différente. Il soutenait que la photographie, vue comme une trace impénétrable de ce qui a été, hante le passé par son immobilité, alors que le cinéma, son cousin plus vivant, ranime le passé en redonnant à l’évanescent sa sensibilité. Dans sa discussion sur ces univers distincts, Barthes ne se serait certainement pas attardé aux œuvres de l’artiste belge David Claerbout puisqu’elles sont justement hantées par des images fixes et en mouvement. Lovée dans le gouffre qui sépare la photographie et le cinéma, l’œuvre de Claerbout, sous l’égide du temps réflexif, ressuscite la photographie tout en ralentissant l’image cinématographique jusqu’à l’arrêt.
Des horloges à voir
Pour comprendre l’intention derrière l’œuvre de Claerbout, on doit d’abord retourner au vacillement et au chevauchement des histoires de ces formes de représentation, lorsque le temps et l’espace sont devenus manifestes grâce à l’œil mécanique de la lentille. Les appareils photo, ou « horloges à voir », comme disait Barthes, étaient au départ intrinsèquement liés à la mécanique de précision et au temps, par exemple les cloches et les horloges2. En fait, c’est ce besoin de graver dans le temps « réel » une illustration mécanique du temps « invisible » – des fractions invisibles à l’oeil nu – qui a propulsé les premières expérimentations sur la saisie du mouvement. Les études photographiques d’Eadweard Muybridge sur le « mouvement arrêté », actualisées autour de sa volonté de saisir le mouvement dans le temps, faisaient appel à des dispositifs mécaniques expéditifs. Rebecca Solnit écrit des images de Muybridge montrant le mouvement humain et animal qu’elles semblent « se déplacer dans un temps onirique, tourné sur soi, dans lequel le plus élémentaire des gestes s’étire dans une série d’images3 ». Paradoxalement, lorsque rassemblées en séquences rapides, ces séries de tranches infiniment petites de temps fragmenté donnaient à nouveau « vie » à ce qui avait été immobilisé.
Phoma + Cineto
Les frictions étymologiques et perceptives entre images cinématographique et photographique, qui sont au cœur de l’art de Claerbout, déclenchent ici une nouvelle expérience du temps. De fait, c’est cette relation dialogique entre les langages photographique et cinématographique qui est mise en relief dans le travail de l’artiste. On peut voir la juxtaposition d’images photographiques et cinématographiques, avec leurs logiques temporelles passée et présente, à l’œuvre dans l’installation vidéo Untitled (Single channel view) (1998-2000), par exemple. Cette projection muette en noir et blanc illustre une photographie d’époque montrant une classe de jeunes enfants assis sagement à leurs pupitres. Une grande fenêtre laisse pénétrer la lumière du soleil à l’intérieur et projette l’ombre des arbres qui sont à l’extérieur (et hors champ) sur le mur du fond, créant ainsi une projection dans une projection. Cette illusion doublement désincarnée d’ombres d’arbres,0 spectre de la photographie en soi, devient ici la composante « vivante » de cette œuvre grâce au mouvement à peine perceptible du feuillage. Les éléments jumelés – représentation « en direct » et représentation statique – actionnent l’opiniâtreté de l’image photographique et de celle en mouvement par leurs allusions divergentes au temps et à la présence.
Les qualités symboliques/matérielles entrelacées des images photographique et en mouvement sont explorées plus avant dans Vietnam, 1967, near Duc Pho (Reconstruction after Hiromishi Mine ‘Friendly Fire’) (2001). Pour cette installation vidéo muette en couleur qui s’appuie sur une image du photographe japonais Hiromishi Mine, Claerbout est retourné sur les lieux où le cliché original a été pris pour saisir à nouveau ce paysage éternel dans une série de photographies numériques présentées en séquences temporelles. Combinant l’avion en suspens qui se trouve dans l’image originale – saisi quelques moments avant son écrasement – et une version animée du paysage actuel, la conjonction de ces deux moments (1967 et 2000) et de ces deux médiums (photographie / image en mouvement) occupe un seul espace-temps sans pour autant atténuer la singularité de leurs spécificités et de leurs intensités.
Il faudrait souligner que les images de Claerbout qui viennent d’être décrites (qu’elles soient fixes ou en mouvement) ne sont pas des objets, mais des projections sujettes à la métamorphose propre à ce médium. Les projections existent dans un indissoluble processus de « devenir », lequel fait également écho à la relation de la photographie à la lumière de même qu’à la relation du cinéma au temps. L’image comme processus – temps, vision, lecture, ancrage, enregistrement, souvenir, réanimation, saisie ou réflexion – annonce la dématérialisation de « l’image-comme-objet » (tel que l’entendait Barthes) et, comme telle, elle déstabilise la division entre le photographique et le cinématographique. Les images fixes de Claerbout s’accordent également à ce processus temporel de « devenir ». Dans la série Nightscape Lightbox (2002-2003) où sont enluminés des paysages aphotiques du quotidien – routes désertes, trottoirs et coins de verdure vus de nuit –, l’obscurité exige un ajustement dans la perception, et donc dans le temps, pour que la lecture ait lieu.
Le temps : alors, maintenant et encore
Le métronome du temps est bouleversé dans l’oeuvre de Claerbout – de la concomitance de manifestations temporelles divergentes au sein d’une image jusqu’à la lente déambulation de ses personnages, en passant par la mise en boucle continue des événements – et le regardeur est appelé à réconcilier des émanations simultanées du passé et du présent. Cependant, un élément essentiel vient perturber davantage cette donne temps-lecture : la présence du regardeur. L’installation vidéo interactive en noir et blanc Man under Arches (2000) réagit au regardeur en provoquant un changement soudain dans les actions du sujet à l’écran et donc dans les séquences temporelles filmiques qui sont présentées. Lorsque nous nous approchons de cette projection grandeur nature, une figure indistincte s’évanouit derrière l’image d’une façade d’arcade, faisant ironiquement échouer une rencontre entre sujet et regardeur. Cette œuvre, qui va à l’encore de la réception, fait allusion à l’inconstance de l’image dans sa capacité de « saisir » ce que l’on voit, alors que l’effet d’entraînement de notre présence somatique active, à l’écran, un mouvement vers la disparition.
De façon semblable, Untitled (Carl and Julie) (2000), autre installation vidéo interactive en noir et blanc, fait également du regardeur un joueur actif. Alors que celui-ci s’approche de l’image, le regard d’une jeune fille, jusque-là absorbée dans une activité personnelle, croise brièvement les yeux de l’intrus. Dans son essai intitulé « Architecture, Threshold, Event », Joanna Lowry note comment Walter Benjamin, dans son analyse de la photographie et du cinéma, soulignait la « capacité de ces technologies de perturber le temporel et de couper dans le cours des événements, s’introduisant chirurgicalement dans notre expérience4 ». Claerbout permet que cette incision dans le temps, telle que représentée dans ses images fixes ou en mouvement, soit à son tour brisée par notre présence, ce qui a pour effet de délimiter à nouveau les temporalités anticipées de ces médiums qui s’appuient sur le temps, apparemment au hasard et à l’infini : le passé devient le présent, la présence anticipe l’avenir. Dans son analyse des nouvelles structures du temps dans le langage cinématographique après la Deuxième Guerre mondiale – découlant d’une société déstabilisée qui cherchait à cartographier visuellement des changements politiques et sociaux rapides et intenses –, Gilles Deleuze décrit comment le cinéma moderne a dissous le cours empirique du temps pour faire place à des formes non rationnelles de continuité et à des cadres temporels coexistants5. Claerbout pousse plus loin son exploration de cette forme « irrationnelle » de cadres temporels en faisant intervenir la contamination interactive de la présence du regardeur dans des oeuvres comme Man under Arches et Untitled (Carl and Julie) où des manifestations temporelles enregistrées se trouvent délimitées à nouveau par le biais d’interactions en temps réel.
Conclusion – Le temps réflexif
Avec son articulation réflexive du temps, telle que disséminée par la consanguinité de l’image photographique/en mouvement/interactive, le travail de Claerbout teste de façon visuelle ce qu’avance Henri Bergson lorsque celui-ci écrit que perception et souvenir « se pénètrent donc toujours, échangent toujours quelque chose de leurs substances par un phénomène d’endosmose6 ». L’allégeance justifiée de Deleuze à la fusion des termes alors/maintenant, ici/là, perception/cognition, en tant qu’« image-cristal », où l’image optique du regardeur se cristallise avec sa propre image virtuelle, s’avère pertinente pour résumer l’œuvre de Claerbout. Ici, nous sommes témoins de l’« image-cristal » du temps telle que la propose cette ère numérique : perturbée par des cadres temporels dissonants, des interactions en temps réel et un renouveau nostalgique du spectre de la photographie.
1 Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Paris, Le Seuil, 1980, p. 149-150.
2 Ibid., p. 32-33.
3 Rebecca Solnit, River of Shadows: Eadweard Muybridge and the Technological Wild West, Viking Penguin, New York, 2003, p. 223. [Notre traduction.]
4 David Green (sous la dir.), Visible Time: The Work of David Claerbout, Photoworks, Brighton, 2004, n.p. [Notre traduction.]
5 Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985.
6 Henri Bergson, Matière et Mémoire, Quadrige/PUF, Paris, [1939] 2004, p. 69.
Né en 1969 à Courtrai en Belgique,David Claerbout vit et travaille à Berlin et à Anvers. Son œuvre a fait l’objet de nombreuses expositions, notamment au Dundee Contemporary Arts Centre de Dundee (2005) ; à la Akademie der Künste de Berlin (2005) et au Kent Institute of Art & Design de Canterbury (2004). Il participe fréquemment à des expositions de groupe, dont Do You Believe in Reality? à la Biennale de Taipei, en 2004.
Artiste, critique d’art et commissaire,Valérie Lamontagne enseigne présentement au Computation Arts Program de l’Université Concordia à Montréal. Elle écrit régulièrement sur la production artistique en nouveaux médias et sur la performance pour des publications imprimées et en ligne (Parachute, BlackFlash, HorizonZero et Rhizome). À titre de commissaire, elle a présenté des expositions au New Museum of Contemporary Art, au Musée national des beaux-arts du Québec, à la galerie Oboro, au Images Festival et sur CYNETart. Ses œuvres/performances basées sur les médias ont été vues au Canada, aux États-Unis et en Europe. Elle est cofondatrice du collectif en arts médiatiques MobileGaze.