[Printemps 2005]
Dans un autre registre, Tan tourne elle-même et monte bout à bout des portraits filmiques d’individus qui ont pour consigne de se tenir immobiles. Elle cherche ainsi à souligner un point commun entre les sujets filmés, moins en raison de leur appartenance à un même groupe que par la manière semblable dont ils absorbent la durée de la prise de vue.
par Vincent Bonin
Dans la monobande Facing Forward (1998-1999) ou l’installation Thin Cities (1999-2000), Fiona Tan compile des segments de films tournés dans les années 1910 et 1920 par les colonisateurs néerlandais montrant des sujets immobilisés devant le cinématographe comme s’ils posaient pour un photographe.
Les plans (souvent des travellings sur des « portraits » de groupes) semblent d’abord témoigner d’une mémoire de l’acte photographique aux débuts du cinéma. Or, Tan évite de fournir cette interprétation1. En l’absence de ces repères, le spectateur peut difficilement déterminer si l’immobilité du corps découle d’une volonté de l’individu filmé ou est imposée de l’extérieur. Également communs à tous ces segments, les regards en direction de l’objectif expriment des attitudes diverses (embarras, peur, défi, amusement, etc.). Ces « anomalies » saisies par le dispositif cinématographique pourraient ainsi légitimer l’existence d’une zone de contact entre colonisateurs et colonisés2. Tan fait là aussi l’économie de cette conclusion en laissant le spectateur devant des images lacunaires.
Moments photographiques
Dans Countenance (2001), œuvre présentée en 2002 à la Documenta 11 de Cassel, Tan tente de nouveau d’illuminer une zone grise entre le film et la photographie3. Tout en réactualisant un corpus historique (Menschen des 20. Jahrhunderts / Hommes du XXe siècle d’August Sander) l’installation se distingue cependant du travail d’appropriation antérieur, car les segments filmés sont désormais tournés par l’artiste.
En 1928, Sander amorce une vaste entreprise d’échantillonnage d’images de la population allemande dans la région du Westerwald, près de Cologne. Ses photographies figurent sous sept rubriques correspondant aux grandes professions et groupes sociaux qu’il répertorie alors (le fermier, l’ouvrier qualifié, la femme affranchie, les classes et les professions, les artistes, la ville et les derniers hommes). Interrompant son projet sous la menace nazie pendant la Deuxième Guerre mondiale et réimprimant une partie de ses négatifs dans les années 1950, il compile au total près de 500 portraits publiés depuis sous forme de catalogue raisonné4.
Tan produit un échantillon composé d’approximativement 220 portraits filmiques d’individus vivant à Berlin, ville désormais réunifiée géographiquement, portant toujours les séquelles (économiques, entre autres) de son ancienne partition. Selon des données statistiques officielles et des observations empiriques, elle façonne deux grandes rubriques beaucoup plus générales que celles de Sander (Social Constellations et Professions)5. Le cadrage frontal, les portraits souvent en pied et les directives données aux sujets de s’immobiliser dans la mesure du possible en fixant l’objectif imitent cependant les méthodes de Sander. Par contre, l’effet de stase s’éloigne ici d’une reprise du tableau vivant filmique.
Countenance évoque plutôt les portraits silencieux du cinéma expérimental des années 1960 et 1970, en particulier les Screen Tests d’Andy Warhol (1963-1965), corpus de 500 segments de passants à la Factory tournés en temps réel et montés bout à bout. Comme Warhol, en compilant un grand nombre d’images où des sujets se livrent à une caméra fixe, Tan constitue la découpe ethnographique du milieu qu’elle fréquente alors (composé à la fois d’inconnus sollicités pour le projet et de connaissances). Cependant, là où Warhol confère à ses modèles le loisir de façonner leur subjectivité face à l’objectif, Tan impose un masque sans expression (suivant encore de façon stricte les prescriptions de Sander). Et à la différence de Warhol qui tournait ses Screen Tests devant un fond neutre, les individus sont filmés ici dans leur aire de travail ou à la maison, entourés d’accessoires, outils, objets, etc. Ces éléments quelquefois associés à des tâches ne fournissent pas pour autant d’indices clairs quant à la profession qu’exerce chaque sujet.
Sander encourageait une lecture sérielle de son projet par blocs de plusieurs images précédées de légendes6. Dans Countenance, les images sont projetées en continu sur trois écrans contigus et des intertitres se substituent aux légendes pour afficher la rubrique, puis la profession à laquelle se rapporte une série de portraits. Ces repères textuels sont cependant oblitérés par l’étirement des plans excédant la capacité mémorielle du spectateur. Ainsi, la dimension temporelle de l’œuvre semble désamorcer les effets de la typologie. L’individu en vis-à-vis avec le spectateur ne tient plus lieu de notaire, de prostituée, de boulanger. Il se présente désormais dans sa singularité quelconque : un parmi les autres.
Visagéité
Dans les années 1920, Sander réactualise le genre du portrait (jugé caduc par plusieurs critiques de l’époque) pour ennoblir le prolétariat et les marginaux7. Contrairement aux visées typologiques qu’on lui prête, le photographe considère son projet comme une collection d’archétypes de professions (et non des types) dérivée des caractéristiques individuelles de ses modèles. En inscrivant une dimension performative dans la production et la réception des images, Countenance opère une relecture radicale du portrait tel que le concevait Sander au début du siècle dernier. Le visage ne fait plus office d’étalon de l’altérité comme l’énonce Emmanuel Levinas8. Grâce au surcroît de la durée filmique, le spectateur s’attarde d’abord à la tête, puis son attention se dirige vers les automatismes du corps : battement des paupières, tremblement, positionnement des mains, jambes se décroisant, etc. Bien que ces mouvements s’incarnent singulièrement, leur persistance représente la commune mesure entre les individus.
Désoeuvrement
Dans Countenance, les directives imposées par Tan produisent un retrait momentané des distinctions de classe ou de profession en soulignant des différences d’un individu à un autre. Or, l’artiste déploie ici une autre stratégie de déprise identitaire.
Pour ceux dont l’occupation est le garant de l’identité sociale, le temps donné à la caméra est un simple hiatus entre les activités professionnelles et la vie privée. En retour, sous la catégorie des sans-emploi sont présentés des segments où l’inaction des sujets filmés coïncide avec une intermittence vécue. De plus, dans le statisme que provoque le rituel du tournage, les employés autant que les individus soi-disant inactifs partagent cet état de désœuvrement.
Semblant faire suite à Countenance, Correction présentée en 2004 au Museum of Contemporary Art de Chicago9 rejoue les méthodes de tournage et de montage de la première œuvre. Tan réunit cette fois un échantillon de 300 portraits vidéo de détenus et de gardiens filmés dans quatre prisons américaines. Contrairement à Countenance, l’installation ne cite pas directement un corpus photographique. Certaines conventions stylistiques de la photo et du cinéma sont cependant de nouveau utilisées (Tan y emploie systématiquement le plan américain et un cadrage frontal qui évoque le portrait signalétique du XIXe siècle). Dans Countenance, la citation de Menschen des 20. Jahrhunderts de Sander indique l’obsolescence d’une entreprise documentaire basée sur la typologie tout en inscrivant cette référence en amont du présent de l’expérience phénoménologique. Par conséquent, l’installation s’affiche dans une double historicité, témoignant à la fois de l’idéologie sous-jacente au projet de Sander et de la réflexion que produit sa reprise formelle à l’époque contemporaine. Avec Correction, les segments filmés s’offrent sans médiation historique ou repères contextuels. L’installation semble donc ouvrir la voie aux spéculations sur l’identité des détenus (crimes commis, longueur de la peine à purger) qui dérivent nécessairement vers le stéréotype. En retour, le temps comme valeur ajoutée bloque partiellement ces conjectures et empêche la réification des sujets. À l’instar de Countenance où se chevauchent l’attente devant l’objectif de la caméra et le désœuvrement, la durée représente ici une tranche infime de l’incarcération. Ce temps est paradoxalement celui qu’habite le spectateur lorsqu’il prend conscience de la ségrégation réelle que met en scène le dispositif de l’oeuvre.
Avec Countenance et Correction, Tan présente les portraits filmés à la fois comme inscriptions mémorielles et énoncés performatifs. Elle révèle ainsi dans quelle mesure la dimension éthique de l’image documentaire est saisie à même ses conditions de réception et non exclusivement dans la situation sociale qu’elle construit.
1 Voir Lynne Cooke, « Fiona Tan : Re-Take » dans Fiona Tan, Scenario, vandenbergGwallroth, Amsterdam, 2000, p. 20-34.
2 Notion définie par l’anthropologue Mary Louise Pratt pour décrire les échanges interculturels à l’époque coloniale. Mary Louise Pratt, Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, Routledge, Londres et New York, 1992.
3 Selon les données du catalogue de la Documenta 11 de Cassel en 2002 (et la mémoire de l’auteur), l’installation comprenait alors trois projecteurs 16 mm encastrés dans le mur, trois écrans et des haut-parleurs diffusant les bruits ambiants enregistrés lors du tournage. Il semble qu’une autre version s’y substitue désormais, avec transferts numériques de la pellicule et projecteurs vidéo. Pour la fiche technique de l’œuvre exposée à la Documenta, voir « Fiona Tan » dans le supplément accompagnant Documenta 11_Platform 5 : Exhibition : Catalogue, Hatje Cantz, Ostfildern, 2002, p. 47. Pour la fiche de la seconde version, voir Fiona Tan : Correction, The Museum of Contemporary Art, Chicago, 2004, p. 12.
4 August Sander: People of the 20th Century, sous la direction de Suzanne Lange et Gabriele Conrath-Scholl, Harry N. Abrams, New York, 2002.
5 L’artiste a discuté de cette refonte du projet de Sander dans une conférence prononcée à la Tate Modern, Londres, le 18 novembre 2004, dont l’enregistrement est disponible en format RealPlayer sur le site du musée. Il est également possible d’y voir de nombreux documents vidéo des œuvres de l’artiste. Consulter : http://www.tate.org.uk/onlineevents/archive/fiona_tan/
6 Sur l’historique d’exposition du projet de Sander, voir Miranda J. Wallace, « August Sander’s Photographic Archive: Fables of the Reconstruction », Visual Resources: an International Journal of Documentation, vol. XVIII, no 2, 2002, p. 153-166.
7 Sur l’obsolescence du portrait, voir Georges Baker, « August Sander, Degeneration, and the Decay of the Portrait », October, no 76, printemps 1996, p. 73-113.
8 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Paris, Édition Livre de poche, 1961, p. 211.
9 Voir le catalogue de l’exposition Fiona Tan: Correction.
Fiona Tan (Indonésie, 1966) vit et travaille à Amsterdam. Dans des installations vidéo et des monobandes, elle investit la dimension performative des protocoles ethnographiques et documentaires. Son travail a fait l’objet d’expositions individuelles entre autres, à De Pont, Stichting, Tilburg (1999), au Kuntsverein, Hambourg et au Museum of Contemporary Art, Chicago. Elle a participé à plusieurs expositions collectives en Europe, en Afrique et en Asie, dont la Biennale de Johannesburg, Afrique du Sud (1997), Cities on the Move, Vienne, Bordeaux, New York et autres villes (1997-1999), la Documenta 11, Cassel (2002) et la Biennale de Venise (2003). Fiona Tan est représentée par la galerie Paul Andriesse, Amsterdam, et la Frith Street Gallery, Londres.
Vincent Bonin est artiste et vit à Montréal. Il occupe un poste d’archiviste à la fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie.