[Printemps 2005]
Michael Snow: Digital Snow Collection Anarchives
Collection Anarchives (sous la direction d’Anne-Marie Duguet)
Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 2002
« […] c’est la mémoire qui retient l’oubli »
— Saint Augustin
Téméraire et moqueur, Michael Snow aime repousser consciencieusement les frontières des différentes disciplines. Fabriquer une encyclopédie d’images fixes et animées, de mots écrits et de sons à partir d’une oeuvre aussi vaste que celle de Snow, a sûrement représenté un défi stimulant pour l’artiste plasticien, bricoleur des technologies. Digital Snow, qui a nécessité trois ans de laborieux travail, a conduit à une forme étonnante d’archivage, un véritable devoir de mémoire. Aujourd’hui, aborder Digital Snow, c’est plonger dans les méandres et les pièges d’un univers incontournable pour qui s’intéresse à cet important artiste canadien. Snow aime montrer les limites parfois imprécises, et pourtant tendues, entre un parti pris résolument moderniste et une attitude postmoderniste enjouée. À l’invitation d’Anne-Marie Duguet, directrice de la collection Anarchive, et sous la direction artistique de Michael Snow, Jean Gagnon, Jacques Perron et Alain Depocas de la Fondation Daniel Langlois, et Jean-Christophe Yacono, Éric Dubois et Adrien Claude de la boîte de design Époxy ont été les principaux maîtres d’oeuvre de cet étonnant objet de mémoire et d’apprentissage de l’œuvre de Snow.
Pour qui s’intéresse au travail de Snow, force est de constater que ses œuvres laissent des traces indélébiles dans nos mémoires. Ainsi plusieurs ont souvenir de l’expérience incontournable de Wavelength (1966-1967, 45 min), de La région centrale (1970-1971, 190 min) ou de l’un de ses derniers films, *Corpus Callosum (1995-2001, 92 min, 30 s). D’autres ont plutôt retenu cette image obsessive de la Walking Woman dans des tableaux, des sculptures, des photos et un film (New York Eye and Ear Control, 1964, 34 min). D’autres, le travail photographique (Authorization, 1969 ou Venetian Blind, 1970) ou holographique (Still life in 8 Calls, 1985). D’autres ont entendu les Snow Solo Piano Solo Snow (2001) ou l’humour de The Last LP initialement sur vinyle et réédité sur CD (1994). Et les traces qu’il a laissées dans le paysage artistique canadien et international sont innombrables. Ainsi, l’entreprise d’archivage d’une œuvre aussi généreuse ne pouvait trouver meilleur support que le DVD. La forme même du DVD, système ouvert sur des multiplicités, ne pouvait mieux se prêter à cette pratique artistique rhizomatique, pour reprendre l’expression deleuzienne. Certes, voyager à l’intérieur du DVD, c’est retrouver 84 œuvres fondamentales, tous médias confondus, mais c’est aussi renouveler le plaisir infini de la découverte. On aborde inévitablement Digital Snow comme une œuvre de Snow.
Le coffret cartonné, qui a la matérialité brute d’un objet de travail, se présente comme reliure en portfolio offrant au lecteur le choix d’ouvrir le livret à gauche ou à droite. Jamais le travail de Snow n’aura été aussi explicite sur cette idée que toute œuvre implique un choix : le recto et le verso, le gauche et le droit, l’endroit et l’envers. Ainsi, le lecteur retrouve dans chaque main, deux débuts de livret qui lui font face comme deux yeux obstinés, figurés par la configuration interne et circulaire du DVD et une des reproductions de Conception of Light (1992), un iris bleu. De plus, Snow ne pouvait mieux faire rebondir, et cela avec humour, le caractère bilingue d’une telle publication en choisissant le gauche et le droit.
Une fois le DVD inséré dans l’ordinateur, l’image d’ouverture est impressionnante de simplicité : le balayage sonore et répétitif de l’écran par une lumière colorée, celle d’une photocopieuse. Voir ainsi l’intérieur de cet étrange objet, une mécanique de reproduction mise à nu, totalement au service de l’extérieur. On pourrait presque y voir une expression de la technologie et de sa désuétude qui n’imprime rien, sauf de la lumière, du mouvement et du son : matériaux premiers de l’œuvre de Snow.
Par la suite, la voix renversée de Snow, qui revient aussitôt à l’endroit lorsque l’on choisit le français ou l’anglais comme langue principale de consultation, constitue une autre astuce efficace et pleine d’humour.
Puis apparaît la page principale, la fameuse « table des matières ». Snow s’est servi d’une séquence du film Rameau’s Nephew by Diderot (thanks to Dennis Young) by Wilma Schoen (1974). Authentique table qui, par sa surface, énumère les objets et les outils avec lesquels travaille Snow. Désordre et ordre, il s’agit maintenant de choisir les zones d’objets qui répondent aux thématiques qui leur sont associées comme point d’entrée à la banque de données. Ainsi, une machine à écrire conduit au regroupement d’œuvres sous le thème du collage ou une photo montrant deux mains sur un clavier permet de se diriger vers les œuvres sonores. Peu à peu ces objets, que Snow retourne littéralement sens dessus dessous, conduisent à deux grandes catégories que sont « Surface » et « Objet ». C’est à ce moment que le labyrinthe se déploie entièrement.
Les découvertes sont nombreuses, les associations, productives et le retour à la case de départ devient presque inutile. Le plaisir d’errer dans une grande bibliothèque, qui serait consacrée à l’œuvre de Snow, se concrétise. De nombreux extraits de films inciteront ceux qui s’initient à son œuvre à aller voir dans leur intégralité ces incontournables du cinéma expérimental. Puis, ceux qui voudront approfondir son travail seront intéressés par les textes connexes écrits par ou à propos de l’artiste.
Étonnamment, trois oeuvres trouvent une application originale de l’idée d’interactivité et jouent sur cette idée du recto/verso, devant/derrière, avant/après. L’installation Vueeuv (1998) consiste en une photographie d’une femme nue vue de dos qui regarde à travers un rideau et qui a été imprimée sur un tissu transparent et suspendue dans l’espace. Le DVD trouve une traduction originale de cette installation et permet ainsi d’expérimenter l’œuvre de manière à mettre en question les deux faces d’une image. Autre particularité, l’oeuvre Venetian Blind est une série de polaroïds produits lors de la participation de Snow à la Biennale de Venise en 1970. L’œuvre faite de 24 « portraits d’un appareil photographiant l’artiste » où l’on voit Snow, derrière, aveuglé par la lumière (de l’appareil ou de Venise ?), devant — se reconstitue devant nous, en faisant apparaître de courtes séquences vidéo insérées à intervalles irréguliers. Ces séquences ont été tirées d’un documentaire produit par la Société Radio-Canada de Toronto, à l’époque. La présentation nous permet de voir un Snow en plein processus de création et, du même coup, de revoir l’œuvre qui en a résulté. Cover to cover (1975), livre tiré à 1000 exemplaires et actuellement épuisé, présente un récit visuel où le recto et le verso sont abondamment exploités par le point de vue de celui qui photographie. Snow feuillette devant nous le fameux livre. Enfin, un dernier mot sur les Walking Woman Works qui documente des oeuvres de 1961 à 1967. Le rire de Snow est complice mais aussi malicieux car, à notre insu, une séquence d’images se construit et le tout se réanime après un certain laps de temps de consultation. Voilà quelques entrées possibles qui permettront soit de s’initier, soit d’aborder une œuvre riche en rebondissements.
Il faut remettre Digital Snow dans son écrin de carton et sourire à l’ironie des dernières pages du livret qui indiquent : « le mot à la fin » traduit par « of this sentence is meaningless ».
Mario Côté, artiste multidisciplinaire (peinture, vidéo et oeuvre sonore), enseigne à l’Université du Québec à Montréal.