[Printemps 2005]
Centre culturel Yvonne L. Bombardier, Valcourt (Québec),
du 19 octobre 2004 au 20 février 2005
Le Centre culturel Yvonne L. Bombardier a pris depuis cinq ans l’habitude d’offrir ses salles au lauréat du prix Paul-Émile Borduas et cette fois-ci, c’était au tour de Raymonde April. L’exposition sera aussi montrée à l’Université de Montréal et à la coopérative Méduse à Québec. L’artiste présente un ensemble de photographies couleurs (sauf quelques exceptions) où on trouve trois séries d’images, Sentier national, images de grand format montrant des paysages et portraits d’amis lors de randonnées pédestres, Inconsciences, bandes composées de plusieurs photographies relatant différents voyages, visites ou simples promenades, Les rêves de la raison, ensemble de photographies prises lors d’un voyage en Suisse, et, finalement, neuf photographies variées. S’ajoutent une vidéo d’un entretien entre l’artiste et le conservateur invité, Jean-Claude Rochefort, et un ordinateur qui nous présente le site web de l’artiste.
Je ne suis pas sûr qu’il soit utile de connaître les circonstances entourant la création des séries, et que j’ai fournies avec le moins de précisions possibles par (mauvaise) conscience professionnelle. Je pense au contraire qu’elles gâchent le regard, que celui-ci devrait se poser sur les oeuvres en toute ignorance de cause pour mieux ressentir l’effet qu’elles produisent. C’est que les images d’April se situent toujours en deçà de la révélation, on sent l’intimité, mais on n’y pénètre pas. Il y a pourtant de l’impudeur : April montre, apparemment sans sourciller, un lit défait, ses amis, ses parents, des lieux tout à fait ordinaires présentés parce qu’elle y était, parce qu’ils sont encore, pour ainsi dire, tout chauds de sa présence. Il y a là toute une iconographie de la vie quotidienne un peu exhibitionniste (ce n’est pas une critique) faite de lieux, de personnes, parfois d’autoportraits, images dont on soupçonne toujours de façon un peu agaçante qu’elles n’appartiennent pas vraiment à la catégorie « art » (c’est là un éloge), mais qu’elles sont plutôt des pages détachées d’un journal intime jetées pêle-mêle en pâture au public, exploitant son voyeurisme. Les détails de son « v(éc)u », cependant, sont si parcimonieux que le spectateur se trouve en fin de compte frustré dans son plaisir. Il lui faut donc, hélas, qu’il se mette à réfléchir.
À travers tout ça, un large répertoire de sentiments, d’états d’âme et d’atmosphères qui ne sont jamais clairement définis, où l’on devine la mélancolie voire la tristesse, la sensualité de l’air ambiant, la difficulté à communiquer avec l’autre, la chaleur de l’amitié, les moments vides ou, au contraire, la plénitude de l’être. Puis on se demande si c’est bien cela qu’il fallait voir, si l’on ne s’est pas trompé. Et l’on regarde à nouveau sans être plus avancé, toute réponse que l’on se formule demeurera dubitative. Le spectateur sent qu’un lien, le lien que l’artiste, seule, entretient avec les images qu’elle montre, fait de familiarité avec ses sujets et de contiguïté entre elle et le moment représenté, que ce lien existe bien, mais qu’il demeure le point de fuite de son interprétation, qu’il se situe au-delà de l’horizon de son regard. En deçà de la révélation, au-delà de l’interprétation, mais jamais présentes avec la netteté et l’immédiateté d’un document photographique, ces images pourtant, ô paradoxe, on comprend très bien qu’à travers elles, l’artiste y documente sa vie.
La série Inconsciences est constituée de longues bandes horizontales formées d’une succession de photographies disparates, comme des segments de pellicule cinématographique dont le montage aurait été d’une sévérité excessive et où l’ellipse serait le seul lien syntaxique. On voit, par exemple, dans l’une de ces bandes et dans un enchaînement abrupt : une scène de village d’une grande sérénité vue à travers une fenêtre grillagée où deux dames âgées sont en conversation ; baignés dans une lumière orangée, deux appareils électroniques, un lecteur de cassettes Sony, un récepteur Marantz (un modèle ancien mais légendaire, j’insiste sur ce détail parfaitement saugrenu pour souligner la subjectivité du regard, car la plupart – incluant April elle-même – en regardant cette photo, n’auront pas senti comme moi leur cœur sauter un battement en se disant « mon Dieu, un 2240 ! ») ; trois personnes se promenant sur une plage par une journée grise et pluvieuse, scène d’une morosité intense ; un hurluberlu qui parle en gesticulant devant une fenêtre habillée d’atroces rideaux au motif de carottes et de citrouilles, lui-même vêtu d’un tricot et d’une veste à carreaux orange, image saturée d’orange qui m’a frappé comme une véritable hallucination ; une scène de nuit dans une cuisine avec, pour toute lumière, celle de la hotte de la cuisinière électrique, confort, silence et sécurité ; finalement une formation rocheuse parmi les buissons, dramatique, magnifique. Bref, une série de lieux, de moments, de personnages et d’actions dont on s’épuiserait en vain à essayer de faire l’exacte taxinomie et qui fait penser à une bande dessinée un peu surréaliste où la juxtaposition des cases représenterait autant d’univers dans lesquels on risquerait à chaque fois d’être engouffré.
On trouve parmi les photographies qui composent la suite Sentier national deux photos d’un chemin placées côte à côte qui sont quasi identiques et plutôt intrigantes. Leur répétition parle de l’acharnement à représenter quelque chose de difficile (d’ailleurs, comme pour souligner cet acharnement, une troisième tentative de représenter un chemin est aussi présente dans la série). Elles sont de composition très classique. On s’aperçoit vite à l’observation qu’il s’agit de deux points de vue sur la même montée, l’un légèrement décalé par rapport à l’autre. En général chez April, le choix des sujets et la manière de les photographier sont régis par le désir de dédramatiser, d’être désarmant de simplicité. Dans le cas de ces deux « chemins qui ne mènent nulle part » pour reprendre l’expression – un peu mélodramatique – de Heidegger, on se trouve sur la corde raide : le sujet est banal, la composition est un archétype. Mais là encore, si le regard s’attarde un peu, les difficultés d’interprétation recommencent. Faut-il y voir l’usuelle métaphore du chemin de la vie ? Cette route de campagne représente-t-elle l’exotisme pour un regard de citadin ou l’ordinaire pour un regard de campagnard ? Représente-t-elle l’inconnu ou un chemin familier tant de fois parcouru ? Que signifie représenter un chemin pour April (je vous laisse la surprise de le découvrir de sa propre bouche), qu’est-ce que cela signifie pour moi ? Suis-je censé deviner, pour poursuivre le filon heideggérien, une clairière au-delà, où, enfin mais de façon toute provisoire, le visage baigné de la lumière de la compréhension, mon questionnement pourra s’arrêter ? C’est là sans doute la raison de cette double représentation, elle met en abîme la multiplicité, et la fragilité, des regards. Sans doute, peut-être…
Serge Bérard est historien et critique d’art. Il vit au Québec.