Claude-Philippe Benoît – Suzanne Paquet

[Été 2005]

Galerie Lilian Rodriguez
Du 19 mars au 23 avril 2005

Des images d’ici, assurément. Dans cette ville re-connue, habitée, des jours d’automne tardif, de printemps en attente, d’hiver sans neige. Du gris, de la photographie, des arbres. Puis des morceaux d’habitations, des bouts d’immeubles, une cabane. Des ruelles peut-être, des balustrades et des escaliers, espaces de passage ou temps d’arrêt. Comment se fait-il qu’encore on s’y laisse prendre, une mélancolie qui se tisse, alors que l’on sait : cela toujours se répète… photographies en demi-tons aussi bien qu’entre-saisons. On chercherait à qualifier ce qui fait que les images photographiques touchent ainsi, on voudrait comprendre ce qui est propre à la photographie au-delà de ce qu’il est possible de nommer, c’est-à-dire de ce qui est décrit, des objets identifiables. Voir ou savoir qu’il s’agit de sa propre ville ne change rien à l’affaire. Et encore, un doute saisit. Est-ce bien là la ville connue ? Tous ces endroits paraissent pourtant étrangement familiers. Mais peut-être est-ce l’effet du gris ou ces arbres sans feuilles ?

Claude-Philippe Benoît renoue semble-t-il avec d’anciens thèmes, fait retour sur le « paysage » qu’il avait délaissé pour ne photographier, dans les divers « chapitres » de sa suite des Lieux maîtres (1992-2003), que des intérieurs vides. Des ateliers de confection, des bibliothèques, des locaux de réunion, des salles de tribunaux. Des couloirs et des escaliers aussi, autres lieux de passage. Des espaces que l’on aurait tout aussi bien désignés sous l’appellation de paysages, car ces Lieux maîtres, là où s’exerce le pouvoir, sont aussi des « paysages urbains ».

Ici, maintenant, ce qu’il subsiste des immeubles c’est leur enveloppe, comme en un retournement de l’ancienne manière lorsque, dans la série Intérieur, jour (1989-1991), des diptyques juxtaposaient vues intérieures de bâtiments et images de forêts. Dans cette nouvelle suite Société de ville (2005), végétaux et immeubles sont à présent réunis en une seule image, les murs quiets des édifices ne laissant rien deviner de ce qu’il y a derrière. Et les arbres font écran aux façades, aux motifs architecturaux.

Nous voici donc dehors, hors des Lieux maîtres. Mais à l’extérieur, tout comme auparavant à l’intérieur, dans ce regard posé sur l’« ordonnance » des lieux citadins, s’éprouve encore l’évidence d’un « schéma directeur », d’une organisation productrice de l’espace urbain. La ville on le sait est le site, le centre des décisions, qui « attire tout à elle : les hommes, les cerveaux, les richesses1 ». Un peu curieux d’ailleurs ce titre, Société de ville, considérant qu’aucune présence, silhouette ou ombre ne s’affiche dans les photographies de la série. Mais, et c’est là tout ce qui fait l’intérêt de la ville, pratiques sociales et dispositions spatiales y sont indissociables : « Dès l’instant que l’on sépare ces choses, elles deviennent incompréhensibles2 ». Ce sont les relations sociales qui façonnent la cité et en retour son espace les reflète et inversement, dans une infinie combinatoire de correspondances et d’oppositions. Et le « paysage urbain » se compose du contraste, ou des antagonismes, entre une planification imposée et les résistances à son égard, ces moments de désordre visibles ici ou là. Ainsi, dans le gris de ces images photographiques, au travers des arbres rabattus sur le revêtement de maçonnerie des bâtiments, la réalité de ces « relations réciproques et des décalages perpétuels3 » entre société et territoire devient manifeste.

Pour expliquer le « regard humanisant » que l’artiste pose sur la condition urbaine, le communiqué de la galerie nous sert cette vieille scie qui veut qu’aussitôt qu’un arbre se profile dans la photographie d’un paysage citadin, il soit question de « notre rapport à la nature en tant que résidant de la ville ». Plutôt, devant ces images, c’est le soupçon des discordances et résistances ressenties à même l’« ordre » urbain qui troublerait le témoin, le « regardeur ». Les branches et les arbres voilant les façades, brouillant tout en les révélant les figures régulières des bâtiments formeraient, pourquoi pas, comme une métaphore pour la dissonance, un écran à trop de cohérence, de géométrie. C’est là l’habileté du photographe, celle de se placer au point de vue où la pousse végétale semble désordonnée et aussi, de choisir ces jours gris d’automne ou d’hiver avant que n’apparaisse la neige ou de printemps après qu’elle a disparu. Jours maussades, photographies grises d’où sourd une mélancolie qui laisse pensif, décelant tout ce qui peut être compris dans le « paysage urbain ».

Cette remarquable série de Claude-Philippe Benoît est bien accordée avec ses précédents travaux. Il s’agit là de photographie que l’on dira « traditionnelle » mais qui trouve sa place dans la production actuelle : la ville n’a pas cessé d’exister et l’on a encore bien des choses à y observer. Car elle fait figure d’espace maître, elle demeure le nœud où tout s’assemble et converge, d’où tout rayonne, site du pouvoir dans un monde où de plus en plus s’intègrent et se désintègrent l’international, le national et le local4.

Montrées séparément dans une pièce à l’entrée de la galerie Lilian Rodriguez, les quelques épreuves tirées de la série L’espace de l’inconscient romantique (2004), dont les motifs sont composés par ces effets de filé que seul le dispositif photographique sait produire, sont beaucoup moins séduisantes et même un peu incongrues par rapport à la série Société de ville. À cette dernière, l’on souhaite que Claude-Philippe Benoît donne bientôt un prolongement, qu’il poursuive et approfondisse ces investigations urbaines par lesquelles se découvrent et se dévoilent les rapports, les raccords et les désaccords entre motifs architecturaux, territoriaux et sociaux.

1 Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000 [1974], p. XIII.

2 Michel Foucault, « Espace, savoir et pouvoir » [1982], Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 2001, p. 1096.

3 Ibid.

4 Henri Lefebvre, op. cit.

Praticienne en photographie et installation-photo depuis 1984, Suzanne Paquet vient tout juste de terminer un doctorat en histoire de l’art qui porte sur le façonnement du « paysage » postindustriel.