[Automne 2005]
Musée des beaux-arts de Montréal
du 7 avril au 14 août 2005
John Oswald s’est fait connaître avec les plunderphonics, compositions électroacoustiques refaçonnant, entre autres, le répertoire de la musique populaire. Sur les pochettes de ses disques, Oswald trafique également l’image publique des artistes dont il s’approprie le matériau sonore. Les projets photographiques récents de l’artiste s’inscrivent dans ce paradigme du collage tel qu’il s’hybride désormais avec le numérique. Procédé inventé par l’artiste, les chronophotics — des mots grecs chronos « temps », et photo « lumière » — superposent des images fixes, animées ensuite selon le principe du fondu enchaîné.
Ces propositions, exposées depuis 2000 dans le contexte des arts visuels, ne constituent pas pour autant un virage vers une autre discipline. Bien qu’Oswald y utilise la photographie plutôt que l’enregistrement audio, elles se rapprochent de la musique électroacoustique où des sources variées sont remodelées dans un seul tissu sonore.
Certains essais placés sous la rubrique des chronophotics utilisent toujours un contenu approprié, mais les expérimentations récentes reposent principalement sur des échantillons de plusieurs centaines d’images d’individus anonymes photographiés par l’artiste. Elles tablent souvent également sur des échantillons prélevés dans une même ville ou auprès d’une communauté qu’il a ciblée. Selon un protocole appliqué systématiquement, les participants sont captés de face, une fois nus, une fois vêtus, et ces images sont ensuite sauvegardées dans un fichier informatique. Lorsqu’une exposition se présente, l’artiste rassemble alors ces figures dans une forme croisant le photomontage et la projection vidéo.
Présentée au Musée des beaux-arts de Montréal, Instandstillnessence (2004) est, à ce jour, l’œuvre la plus ambitieuse conçue selon ce procédé.
Avec ses trois projections, l’installation décuple l’effet des premiers chronophotics. L’image couvre cette fois tout un mur de la galerie, exposant à dimension humaine les corps des participants. Pour un spectateur rompu à l’histoire récente des installations vidéo, ce dispositif frontal rappelle Viewer (1996) de Gary Hill, où une projection montre des personnages en pied établissant un contact visuel fictif avec le spectateur. Cette installation, dont le dispositif expose un espace-temps uniforme, se distingue cependant d’Instandstillnessence qui superpose plusieurs temporalités au sein d’une même image. Ainsi, la proposition d’Oswald fait surgir et se résorber l’ensemble des figures tout en affichant chacune d’entre elles comme découpes de moments photographiques.
Contrairement au cinéma qui masque son origine matérielle dans l’actualisation du mouvement, la photographie conjugue sa présence au passé (le « ça a été » tel que conceptualisé par Roland Barthes). Or la dimension indicielle propre à ces deux formes d’art s’absente chez Oswald qui en déploie uniquement l’ontologie au sein du code binaire. La fonction de cette matrice numérique ne se réduit pas pour autant ici à l’émulation de formes déjà existantes. Elle produit également des interférences, tel que les chronophotics l’exposent en se situant au seuil de plusieurs régimes d’images.
Droit à l’image
Avec une autre série de chronophotics non inclus dans l’exposition du Musée des beaux-arts, Oswald rend compte d’un phénomène d’hybridité à la fois médiatique et culturel. L’une de ces propositions, Sketches for Jacko Lantern (2000-2005), utilise la technique du portrait composite (affiché sur écran plasma) pour faire se chevaucher les masques blancs portés par Michael Jackson depuis son adolescence. Oswald avait déjà trafiqué l’image du chanteur sur la pochette d’un album des plunderphonics (collant un corps de femme nue à sa tête). Cette fois, l’œuvre constitue une réponse radicale à la réaction d’horreur de Jackson devant les photographies de ses parties génitales prises par la police en 19931. Dans les faits, l’intégrité physique du chanteur ne peut être défendue, car son corps s’est métamorphosé constamment jusqu’à s’atomiser à travers sa représentation. En employant l’image composite contre sa logique même, Sketches for Jacko Lantern fait alors apparaître le chanteur dans toutes ses contradictions : à la fois noir et blanc, femme et homme, criminel et innocent.
Ce travail d’absorption des apparences semble s’opposer aux tentatives d’Oswald pour se rapprocher du référent dans Instandstillnessence. Les chantres du postmodernisme n’ont-ils pas répété que toutes les formes de représentation sont d’ores et déjà de l’ordre du recyclage ?
Par contraste avec Sketches for Jacko Lantern fonctionnant sur le mode de la superposition, Instandstillnessence place côte à côte les participants pour former une ligne horizontale où chacun dispose d’un même espace-temps de visibilité. S’en tenant à cette appréhension frontale, l’installation mettrait-elle au premier plan la surface de l’image comme une interface entre le privé et le public ? Oswald se garde d’énoncer de nouveau cette dichotomie en établissant une entente tacite avec les individus qu’il photographie. À l’instar des plunderphonics, ouvrant un débat sur les limites du concept de propriété intellectuelle, Instandstillnessence redéfinit le droit à l’image par un protocole de réciprocité.
Après la prise de vue, l’artiste fait en sorte de remettre des copies de leurs clichés aux participants. Ces derniers peuvent quant à eux utiliser ces images à d’autres fins sans le consentement de l’artiste, donnant au portrait individuel son existence autonome hors du champ artistique. Ce protocole ajoute une dimension relationnelle à l’appréhension de l’œuvre. En retour, il montre que la présentation de ces images dans l’enceinte du musée ne constitue qu’un point de chute parmi d’autres modes de dissémination.
Vincent Bonin est artiste et vit à Montréal. Il occupe un poste d’archiviste à la Fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie.