Controlled Disturbance, Donigan Cumming – Vincent Bonin

[Printemps 2006]

Controlled Disturbance,
Donigan Cumming
Montréal, Vidéographe
Coffret DVD
2005

La vidéo canadienne est désormais cantonnée dans une présentation lacunaire au sein des programmes de courts-métrages dans les festivals. Disposant d’un double mandat de diffusion et de distribution, le centre Vidéographe tente de remédier à cette situation en publiant sous forme de coffrets DVD certains corpus importants de sa collection. Une première anthologie d’oeuvres de Pierre Falardeau et Julien Poulin voit le jour en 2002 (Falardeau-Poulin : à force de courage : 1971-1995), suivie la même année d’un coffret de l’intégrale des monobandes vidéo réalisées par Robert Morin entre 1976 et 1997 (Robert Morin, parcours d’un vidéaste : 1976 et 1997). Le dernier titre de cette collection, Donigan Cumming. Controlled Disturbance, rassemble 18 monobandes réalisées entre 1995 et 2003 par le photographe et vidéaste montréalais Donigan Cumming. Il contient également la captation d’une intervention de l’artiste à une table ronde lui étant consacrée au festival Vision du réel à Nyon, France (2002). En complément, une section DVD­ROM réunit huit textes d’auteurs (Sally Berger, Peggy Gale, Nicolas Renaud, Marie-Josée Jean, Catherine Bédard, Jean Perret, Marcy Goldberg, Yann-Olivier Wicht).

Depuis le début des années 1980, Donigan Cumming photographie les mêmes modèles pendant de longues périodes. Brouillant la ligne franche entre documentaire et fiction, il intègre ses sujets – pour la plupart des assistés sociaux ou des retraités – dans des mises en scène théâtrales. Depuis 1995, la vidéo permet à l’artiste de pousser d’un cran cette dimension réflexive de son travail. Par ailleurs, Cumming provoque d’emblée une porosité entre les médiums, car l’image fixe resurgit souvent au sein de ses monobandes. Certains théoriciens du cinéma ont tenté d’opposer la rencontre affective avec le film projeté en salle et le point de vue analytique qu’encourage l’expérience du DVD. L’un des traits caractéristiques du travail de Cumming – les gros plans sur les visages et les corps – a pour corollaire la projection surdimensionnée.

Tout en amenuisant l’efficacité de cette stratégie, l’anthologie sur DVD révèle l’extrême cohérence d’un parcours. Ainsi mises bout à bout, les œuvres forment une chronologie où s’insèrent les événements contin­gents de la vie des sujets filmés. Il ressort également de ce rassemblement les modalités par lesquelles se joue le trafic des images et des mots entre Cumming et ses modèles. Bien qu’il s’inscrive dans un cadre éthique strict (rétribuant financièrement ses collaborateurs pour leur travail), le vidéaste intègre au montage des moments conflictuels transgressant les limites de ce qu’un contrat peut délimiter.

Dans la foulée du cinéma engagé des années 1970, Cumming filme ses modèles comme des « acteurs » de leur propre trajectoire biographique. La plupart des monobandes isolent l’un d’entre eux. Par la suite, ce dernier occupe souvent des fonctions secondaires dans le récit (quelquefois à titre de simple figurant). Dans After Brenda (1997), les mésaventures amoureuses de Pierre et Brenda deviennent prétexte à investir des genres narratifs convenus (feuilleton télévisé, téléréalité). If I (2000) présente le témoignage de Colleen où se côtoient brutalement les poncifs du confessionnal télévisuel et une véritable détresse psychologique.

L’identification prend le pas sur la narration lorsqu’un lien d’amitié se crée au-delà du contexte de tournage. Erratic Angel (1998) gravite autour de Colin, l’alter ego du réalisateur. Étant de la même génération, ils expriment tous deux un point de vue désillusionné sur l’État-providence mais appartiennent désormais à des classes sociales différentes. My Dinner with Weegee souligne également des parallélismes entre l’existence de Cumming et celle de Marty, professeur retraité (et alcoolique). Au fil de scénarios cathartiques souvent tordus élaborés par le vidéaste et son interlocuteur, le spectateur est témoin de la chute finale de ce dernier. Le récit de sa déchéance est entrecoupé de témoignages livrés à jeun où il raconte ses années de militantisme au sein de mouvements pacifistes et sa rencontre avec des figures mythiques du New York des années 1950 et 1960 (le photographe Weegee et l’écrivain James Agee). Dans une scène teintée d’ambiguïté, Cumming évoque son passé de militant radical aux États-Unis ainsi qu’un épisode d’alcoolisme. Culture (2000) se présente de nouveau selon une structure spéculaire, mais cette fois le corps du modèle s’est absenté. Muni d’une caméra dont on voit furtivement le reflet dans un miroir, le vidéaste ratisse l’appartement inoccupé de Nelson – désormais hospitalisé – en vue de mettre la main sur un chéquier. La monobande montre avec insistance l’état d’insalubrité de ce lieu. À un moment, Cumming trouve ses propres photographies (portraits de Nelson quelques années avant) dans un tiroir, rebuts parmi d’autres immondices. La découverte de ces images témoigne de l’écart entre cette effraction et les premières séances où Nelson créait de plein gré un personnage pour Cumming.

Dans cette anthologie, la parole de l’artiste et le commentaire du critique semblent occuper des espaces exclusifs. Lors de son allocution au festival Vision du réel, Cumming reconnaît que ses interventions dans la vie de gens vulnérables divisent le public. Par contraste, les auteurs tentent d’expliquer cette réaction en évoquant la résistance du spectateur devant le thème récurrent de la mort et de la vieillesse. Pourtant, Cumming évite de fournir une représentation allégorique de ses sujets à la manière du memento mori. Pour dénaturer l’exclusion sociale dont ils sont victimes, il joue plutôt à exacerber les stéréotypes sur leur détérioration physique et mentale. Bien que la vue des malades et des personnes âgées engendre chez certains un effet anxiogène, le malaise vient surtout du fait que Cumming nous empêche de circonscrire la subjectivité de ses modèles en les entourant de multiples couches discursives. Entre mise à distance excessive et proximité obscène, il faut alors négocier notre point de vue.

Au seuil de ce malaise, Catherine Bédard établit le catalogue des orifices buccaux présentés en plans rapprochés dans l’œuvre du vidéaste. Une humidité malpropre aux coins des lèvres freine l’empathie que devrait susciter le témoignage des sujets. Bédard décrit l’efficacité de cette stratégie qui consiste à cadrer ce résidu abject pour prendre en tiers le spectateur. D’autres auteurs tentent de trouver dans la relation à long terme de Cumming avec ses modèles une monnaie d’échange pour justifier ses mises en scène. Or ce rapport, aussi prolongé soit-il, ne garantit pas la réciprocité.

Au final, ces textes forment une fortune critique somme toute consensuelle, où la légitimation de la pratique du vidéaste supplante souvent son évaluation. L’inclusion de quelques voix discordantes aurait ouvert un débat éthique sans nécessairement discréditer la démarche de Cumming. Par ailleurs, ce complément à l’anthologie fait office de médiation nécessaire. Sans la plupart des données que fournissent les auteurs sur la manière de travailler du vidéaste, le contenu social et politique de son œuvre échapperait à bien des spectateurs.

Vincent Bonin est artiste et vit à Montréal. Il occupe un poste d’archiviste à la Fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie.