[Été 2006]
par Bruno Chalifour
Ne nous méprenons pas – « a second look at the scale of what we call progress » –, 2005 aura été « l’année Burtynsky ». Son exposition itinérante, Manufactured Landscapes/Paysages manufacturés, est arrivée au terme de son périple au Musée de Brooklyn le 26 janvier dernier. Inaugurée il y trois ans au Musée des beaux-arts du Canada à Ottawa, elle s’est vue augmentée des toutes dernières images de l’artiste pour son passage à New York. Prises en Chine au cours de plusieurs visites effectuées de 2002 à 2005, ces 24 images font aussi partie d’un ensemble de plus de 120 clichés publié par Steidl à la fin de 2005 sous le titre Chine.
Plus que tout autre projet précédent traitant des transformations que l’homme fait subir au paysage afin d’en extraire les matières premières que nécessite le progrès moderne, progrès étroitement lié pendant des années en Occident au développement industriel, Chine semble avoir déclenché chez Burtynsky une sérieuse remise en question. À ce titre il est intéressant d’observer la progression de son oeuvre.
L’oeuvre est sans doute ce qui définit le mieux un artiste. Devant un travail décliné en de très nombreuses images, comme c’était le cas de Manufactured Landscapes/Paysages manufacturés, exposition et livre-catalogue, le jugement du spectateur peut s’appuyer sur des critères tels que ceux du contenu, de la cohérence, de la progression du travail, de la réflexion et de la production d’un artiste. Les accidents et le papillonnage deviennent évidents, la superficialité possible des préoccupations esthétiques, voire esthétisantes, également. Rien de tel chez Burtynsky. Le doute avait pu s’installer au vu de sa fascination évidente pour l’échelle et l’envergure de la production industrielle occidentale qu’il s’était attaché, des années durant, à décliner en couleurs saturées, en plongées vertigineuses. Ses projets photographiques de la fin des années 1980 aux années 1990 pouvaient susciter des réactions diverses, laisser entrevoir des motivations ambiguës. De Mines and Railcuts (1987) à Tailings (1995-96), en passant par Quarries (1991-2000) ou Oil (1999-2002), ou même Urban Mines, la production de Burtynsky documente l’industrie humaine dans ce qu’elle a de sublime, de sa taille surhumaine à ses quantités de plus en plus inimaginables, à ses couleurs mêmes, irréelles. Une beauté teintée de crainte d’envahissement, d’écrasement possibles était au cœur de ces images. La fascination l’emportait cependant, ce sentiment hérité de l’enfance du photographe passée à St. Catharines, sur la côte la plus industrialisée et la plus polluée du lac Ontario et sans doute du Canada, à l’ouest de Toronto. De chez lui il pouvait voir passer les immenses cargos chargés de houille et de minerais, lentement, sur le canal Welland. Le paysage de son enfance est industriel, fait de piles, de tas, de cheminées ; son rythme, c’est celui du va-et-vient des bateaux, des trains, marqué par les sifflets et les sirènes. En 1991 il participe à une exposition collective au musée Castellani à Lewiston (N.Y.), dont l’un des deux commissaires est le photographe américain John Pfahl. La parenté est évidente : même travail à la chambre photographique grand format (10 x 12 cm), même choix de couleurs, même ambiguïté des sujets combinant nature et industrie, produisant de superbes images qui peuvent aussi bien figurer dans une brochure prônant la défense de l’environnement qu’être affichées aux murs du bureau du pdg d’une quelconque industrie lourde peu respectueuse de l’écologie. Aux Power Places de Pfahl répondent les Carrières, les raffineries d’Edward Burtynsky.
Cependant, à l’encontre d’un Pfahl, dans sa quête esthétique, l’artiste suit le destin des matériaux, de leur extraction de la terre créant des creux, des espaces négatifs parfois vertigineux – auxquels répondent les volumes des gratte-ciels de Toronto –, à leur transformation et utilisation, en bosses posées sur la surface de la planète, en espaces « positifs ». Pendant ce temps les industries lourdes traditionnelles se déplacent vers de nouveaux gisements de matières premières, se délocalisent en quête d’une main-d’œuvre à meilleur marché, taillable et corvéable à merci, dans un environnement non réglementé, sinon déréglementé sous la pression du profit. Burtynsky suit la civilisation industrielle et maintenant planétairement capitaliste dans sa fuite en avant. Il s’est aussi marié et est devenu père. Certaines préoccupations sur le devenir de la planète subissant le contrecoup du travail humain se précisent, s’imposent. Urban Mines posait déjà de façon sous-jacente la question de l’après-consommation, de l’empilement sans fin de nos déchets. Le cycle que Burtynsky entreprend dans les années 2000, à la poursuite des bateaux de son enfance qui maintenant emportent les excès de notre consommation ailleurs, loin, à l’abri de nos regards, le mène sur les côtes du Bengladesh. Les conteneurs empilés l’ont conduit aux soutes. La rouille des soutes le conduit aux démanteleurs de géants des mers. Là encore l’échelle est gigantesque, les hommes sont des fourmis, un peu comme dans le texte du chanteur Sting, dédié à son père décédé sur une autre côte industrielle, Soul Cages. Mort et rougeoiements de lumière, lumière dont on ne sait si elle est celle de l’aube ou du crépuscule, se côtoient. Le paysage évoque un décor de Kubrick pour 2001 : L’odyssée de l’espace ou encore Dune de Frank Herbert. Les images commencent à évoquer les sonorités d’après-apocalypse d’un Richard Misrach dans Desert Cantos. Ship Breakers est une série-charnière où l’œuvre de Burtynsky bascule.
Chine sera la confirmation de ce tournant où les hommes apparaissent maintenant en victimes miniatures des démons qu’ils ont engendrés, mouches infimes s’agitant sur de noirs cadavres. Dans le cas de la Chine, ces cadavres, ce sont la propre histoire de la population locale, ses traditions, son identité. Ce sont leurs vies et leurs souvenirs que les hommes voient disparaître, à jamais enfouis sous les eaux glauques accumulées par le barrage des Trois Gorges qu’ils construisent. Un monde disparaît victime de sa propre croissance, derrière lui l’entropie triomphe. Ici l’entropie engendrée par les eaux est aussi transformée en énergie, plus loin, en aval. L’acier a mené le photographe vers l’eau, l’eau le ramène vers l’acier. Le cycle est devenu une spirale monstrueuse. Les espaces « positifs » des constructions humaines touchent le ciel et écrasent les restes d’une culture et une civilisation qui sombrent, soumises à la logique implacable de la globalisation capitaliste. Les images de Burtynsky ne sont pas le produit d’une analyse marxiste pure et dure. Cela serait un paradoxe dans un pays comme la Chine qui est l’illustration même de la teneur utopique d’un rêve du XIXe siècle et de son échec, de l’échec d’un modèle appliqué aux hommes par d’autres hommes. Il y a plutôt un profond souci humaniste chez le photographe. En cela l’artiste est arrivé aux sources de l’art : son projet foncièrement humaniste et humain.
Chine, le livre, est un document ambitieux. Il a la taille de certaines boîtes de papier photographique argentique, près de 35 x 45 cm. Sa couverture en a presque la couleur, jaune et rouge, les couleurs de la Chine sans doute aussi. Chaque page illustrée a les dimensions que pourrait avoir un tirage. Les tirages, les vrais, je les ai vus l’été dernier à Toronto alors qu’ils sortaient lentement des rouleaux des imprimantes numériques géantes d’Image Works, le laboratoire fondé par Burtynsky à Toronto. Je les ai ensuite retrouvés l’automne dernier sur les murs du Musée de Brooklyn.
L’ouvrage est découpé en sept chapitres : Three Gorges Dam (le barrage des Trois Gorges), Steel and Coal (Acier et charbon), Old Industry (Vieille industrie), Shipyards (Chantiers navals), Recycling (Recyclage), Manufacturing (Fabrication industrielle), Urban Renewal (Renouveau urbain). La première image de Three Gorges Dam est presque monochrome, comme empreinte de la poussière des villes que l’on a détruites, du ciment que l’on a coulé. Un brouillard règne, la lumière est ambiguë : début ou fin, naissance ou triomphe de la deuxième loi de la thermodynamique, l’état d’entropie. Les images de construction cèdent ensuite la place à celle de la destruction, puis à nouveau à de nouvelles constructions. Des années de pratique laborieuse du travail à la chambre photographique grand format pèsent sur les images. Les cadrages sont totalement maîtrisés et le photographe joue de compositions complexes sans jamais tomber dans la facilité, l’évident. On retrouve dans les images de Burtynsky les stades d’évolution de son style, ses affinités photographiques aussi. Les pages dédiées au thème de l’acier et du fer ne sont pas sans évoquer les images d’un Josef Koudelka, de celles du Triangle noir à celles réalisées pour la Sollac dans le Nord de la France, images que l’on retrouvera dans la Mission de la DATAR et la Mission TransManche. La couleur de Burtynsky se rapproche étrangement du noir et blanc de Koudelka. Les compositions se font plus simples, plus fortes, plus tranchées aussi. Old Industry est étrange. La vision est conique, pyramide projetée à l’horizontale, en parfaite illustration de la perspective italienne.
Burtynsky rejoint là les Luigi Ghirri et Gabriele Basilico (autre photographe de la DATAR). Le grand format fait merveille, la force de la photographie de Burtynsky s’exprime ici complètement dans l’accumulation des détails, la qualité des nuances de couleur. Puis c’est la fascination des bateaux, des piles d’objets à recycler qui revient. La révélation vécue au Bengladesh est présente également. L’homme miniature est présent, mais ici c’est un homme qui construit ; la fascination serait-elle à nouveau devenue ambiguë ou a-t-elle été remplacée par le simple respect du travail humain, du travail collectif des bâtisseurs ? Manufacturing reprend aussi l’atmosphère de science-fiction de Shipbreaking, l’échelle, le nombre, la quantité sont « chinoises » là cependant, avec une teinte de Brave New World et de 1984. La réalité a dépassé ici les fictions d’H.G. Wells et de George Orwell depuis longtemps. Les images des pages 95 et 105 semblent cependant aussi faire un clin d’œil à Lewis Hine. Le dernier chapitre, « Urban Renewal », est un chant du cygne quelque peu cynique, un dernier regard jeté à une ère et à une culture qui disparaissent cernées, grignotées, digérées par Métropolis.
Chine est un témoignage unique. Ce n’est pas le seul certes, plusieurs photographes occidentaux se sont engouffrés dans le portail soudain entrouvert d’un monde déroutant où depuis longtemps l’utopie avait laissé le champ libre à un univers qui constitue son contraire. Burtynsky a regardé la Chine s’éveiller. Il ramène de cette expérience une vision sublime comme à l’accoutumée. En route il a perdu sa naïveté et a acquis une clairvoyance historique. Chine est une œuvre en marche et Burtynsky est devenu un homme et un photographe « responsable » et concerné en l’élaborant.
Bruno Chalifour, homme de photographie, partage sa vie entre expositions, écrits et enseignement. Cette même photographie l’a mené de Limoges (France) à Rochester (N.Y.), où il réside depuis 10 ans.