[Été 2006]
par Patrice Duhamel
Adoptant des modes de présentation diversifiés, elles ne se reconnaissent jamais dans une forme définitive et ne transitent pas d’une forme d’art à une autre, bien que leurs thématiques se recoupent, sans transformer radicalement les conditions de leur réception. Il n’est pas accessoire que Wurm parle, par exemple, de sculptures alors même qu’il offre au regard des photographies. Il s’agit moins d’images que d’objets et moins d’objets que d’une tension certaine entre les corps. Celle-ci semble particulièrement propice à révéler des conditions d’espace et de temps qui échappent au « punctum » photographique. Elle suggère plutôt ce qui, bruissant au milieu d’une potentialité apparemment informe, serait dit malgré tout, dans une bouillie paradoxale où « être » et « peut-être » s’énonceraient en même temps. Dès lors, la photographie ne remplirait plus son rôle : n’attestant plus, ne prouvant plus rien, ne collaborant plus avec la science ou la représentation.
Ce n’est pas si simple. Cet artiste autrichien manie l’art du paradoxe et chacune de ses œuvres s’alimente à ce principe d’ambivalence. Souvent considéré comme aporétique, comme le mur où s’écrase le sens, le paradoxe semble au contraire permettre ici de poser la question du « comment » à la place de celle du « pourquoi » et nous délivrer momentanément de la règle de la causalité. Le rationalisme scindant corps et esprit se trouve ici désamorcé. Lorsque Wurm photographie des personnes effondrées dans des postures entropiques et devant réfléchir, selon le titre donné aux images, à Kant ou à Schopenhauer, il s’intéresse, au-delà de la métaphysique, à faire parler la physique même des corps. Celle-ci annonce la paresse, l’idiotie et la dépression psychologique comme autant de formes de résistance, de blocages, de rétention et de jeux.
Particulièrement irrévérencieux et réclamant un engagement particulier de la part du spectateur, le travail de Wurm n’est pas sans lien avec l’idée qu’évoque Georgio Agamben au sujet de la profanation. Il la situe au cœur du processus même du jeu, celui-ci permettant – tout comme les enfants se servent de tables et de chaises pour leur imaginer une fonction architecturale – de s’en réapproprier l’usage. Ses installations relaient précisément cette idée de l’usage et n’existeraient pas en dehors d’une participation du public et des photographies témoignant de l’engagement de ce dernier dans le dispositif. Deux corpus d’œuvres retiennent notre attention : Instructions for idleness, mais tout d’abord la série des One minute sculptures.
Cette dernière s’élabore depuis le milieu des années 90 selon divers modes de présentation. Elle prend la forme d’installations, de photographies ou de bandes vidéo. Ces « sculptures » s’annoncent comme des propositions qui opèrent par instructions. Elles s’adressent sans médiation au spectateur et sont accompagnées de marches à suivre directement inscrites sur des objets groupés dans l’espace et qui, autrement, sont affligés d’inertie. Dans un côtoiement délibérément équivoque du normal et du pathologique, le spectateur devenu participant à l’œuvre doit se prêter au « jeu ». S’il ne répond pas aux instructions, rien en effet ne se produit. Pour une durée prédéterminée (une minute) un protagoniste doit adopter une pose. Il doit tendre ses muscles afin de retenir des objets contre un mur ou le sol. Il doit essayer de se maintenir dans un sorte d’équilibre et tenter de stabiliser cet agrégat d’objets sur son corps malgré les disparités de formes et de masses. Il s’amalgame, comme s’il ne s’en distinguait pas, à des récipients de plastique, des feuilles de contreplaqué, des pièces d’ameublement de toute sorte, des tubes, des vases, des stylos, des cornichons. Ces objets contribuent à donner à la situation une dimension burlesque. Le corps, lorsqu’il est sous l’emprise du mécanique, comme le dirait Henri Bergson, inspire le comique. Certaines photographies établissent même des références avec le cinéma des origines, celui des frères Lumière ou encore avec les expériences chronophotographiques d’Étienne-Jules Marey. Il s’agit de rentrer, de soutenir, d’accoter, de hisser, d’appuyer, de loger des objets dans des orifices corporels, de les insérer entre des articulations, de les combiner avec le corps. Il semble ici question, comme en une sorte de démarche scientifique, de vérifier la potentialité d’une relation ou d’un agencement. Le corps humain, dans un tel dispositif, fonctionne comme un « objet ». Moins qu’une présence, il est à considérer davantage comme matière. Il doit être entendu comme n’importe quel corps physique ou, pour paraphraser Michel Serres, comme un « quasi-objet ». Il est transitionnel. Il est comme la balle dans un jeu, il est vecteur de relation, furtif, mobile, médiateur. Il rend l’événement possible mais il n’est pas l’événement. Comme ce dernier le dit encore : « jouer n’est rien d’autre que de se faire l’attribut de la balle comme substance ». Ces événements, puisque ces « sculptures » se définissent dans la durée, se produisent dans des environnements variés formant le décor quotidien de l’artiste ou de ses protagonistes : ateliers, cuisines, cafés, chambres d’hôtel ou encore trottoirs et passages de différentes villes européennes. Ces structures provisoires empruntent leurs surfaces à une réalité qui ne saurait être autre que quotidienne. Elles nous mènent à repenser à travers leur familiarité tout autant qu’à travers leur hétérogénéité, l’usage que nous faisons de nos espaces privés comme de l’espace public et de ce très provisoire « emploi du temps » qui en ponctue l’écologie.
La série Instructions for Idleness nous présente l’artiste lui-même dans diverses postures minimales, béates et affaissées. Tout nous porte à croire qu’il baigne dans le solipsisme, qu’il est hors de ce monde. Il nous faut probablement évoquer ici deux figures : celle du déprimé et celle de l’idiot. Elles partagent une perspective temporelle similaire. Les déprimés, c’est connu, ont besoin de temps. Il ne leur est plus possible de demeurer engagés dans le flot ininterrompu et sursaturé de notre vie contemporaine. Ils ne comprennent plus ce qui est considéré comme commun. À leur manière toute passive, ils résistent, ils obstruent, ils se laissent aller, ils ne participent plus. Ils sont un peu comme les idiots, ces personnages tantôt burlesques, rocambolesques ou conceptuels qui, même lorsqu’ils accélèrent (Tati, Keaton, Chaplin, le prince Mychkine, Bouvard et Pécuchet), ralentissent, sinon chamboulent tout. Bartelby, le personnage d’Herman Melville, nous en fournit un exemple singulier. « I would prefer not to », voilà ce que cet employé de bureau rétorque à la moindre requête de son supérieur. Il en fait la légende de toutes les nuances de son inaction. Il refuse même de quitter les locaux de l’entreprise et s’aménage une aire personnelle entre un classeur et une table. C’est un être dépourvu du sens des priorités, qui, selon toute apparence, constitue une résistance pure. Ce qui est idiot, pour emprunter l’exemple linguistique de l’idiotisme, ne trouve pas de traduction dans une autre langue. Cette « singularité » est d’une certaine façon irréductible à un quelconque double. C’est à cette force d’inertie qu’en appelle Wurm lorsqu’il légende ses photographies : « fantasize about nihilism », « stay in your pyjamas all day », « think about the void ». C’est de cette manière qu’il détaille son effondrement. Cette paresse, qui est peut-être une forme extrême de contemplation et de réflexion, nous fait ainsi songer, un peu hardiment, au célèbre tableau de Caspar Friedrich et de manière plus générale au romantisme allemand.
Ces oeuvres ont la plus étrange façon de s’élaborer dans le temps. Refusant la linéarité conventionnelle, qui situe passé et futur de chaque côté du présent, elles forment un cadre où les considérations téléologiques ne peuvent pas opérer. Il ne sert plus à rien de renvoyer les effets aux causes ou d’expliquer le rapport du corps avec l’esprit puisqu’ils ne sont plus vraiment séparés. Il faut en dernier ressort évoquer la notion de montage et sa monstruosité intrinsèque. « Montrer » et « monstre » partagent la même étymologie. Le travail d’Erwin Wurm, par la manière qu’il a de présenter plutôt que de peut-être représenter la figure humaine, semble ainsi apte à suggérer la possibilité de court-circuiter l’image du monde nous étant donnée par convention tout autant que les comportements que nous sommes tenus d’adopter.
Erwin Wurm vit et travaille à Vienne. Tout d’abord sculpteur, il s’est plus récemment intéressé à la performance et à la photographie. Des expositions lui ont récemment été consacrées à la Collection Peggy Guggenheim, Venise, au Museum of Contemporary Art, Sydney (Australie) et au Yerba Buena Center for the Arts, San Francisco. Il participe aussi à de nombreuses expositions en groupe, dont Tempo, au MoMA, New York, et Azerty, au Centre Georges Pompidou. En 2007, ses œuvres feront l’objet d’une exposition au Deichtorhallen Hamburg.
Patrice Duhamel est artiste et musicien, critique d’art et commissaire. Ses installations liant vidéo et dessins ont été montrées dans des expositions individuelles à Montréal et au Québec. Il a participé à des expositions de groupe et à plusieurs festivals au Canada, aux États-Unis et en Europe. Duhamel contribue depuis plusieurs années à différentes revues ainsi qu’aux publications de différents centres d’artistes. Il prépare entre autres une exposition s’intéressant au son, intitulée Bruit de fond, ainsi qu’un programme vidéo appelé Fuzzy Logic qui seront présentés à la galerie Clark en 2007.