[Été 2006]
Manon De Pauw explore et détourne les contraintes fonctionnelles associées à un lieu ou à un système de communication. Le corps constitue le principal vecteur de cette exploration, avec quelques éléments récurrents, comme le rectangle blanc ou le cercle,dont les diverses permutations balisent le passage de l’espace de performance à celui de la représentation vidéo ou photographique. Jeux de postures et modulations de drapés, mutations et permutations de gestes élémentaires dans un système clos ou mises en scène d’un corps dysfonctionnel dans un contexte de productivité, les « prises de position » de Manon De Pauw relèvent de la littéralité.
par Hélène Brunet Neumann
Le temps encadre notre réalité et lui impose les limites de ses lois. Dans tous ses attributs, extensible, lent, extrêmement rapide, soudain, prévisible, déconcertant, fou, trop docile, éternel, fuyant, il demeure invariablement impassible. On voudrait le saisir, l’apprivoiser, le zapper à volonté mais il va son chemin imperturbablement et passe outre nos préoccupations journalières. L’art s’insère dans ses rouages pour, entre autres, dire, dénoncer, souligner, faire rêver, déranger ou désarçonner. S’il prend le temps de s’y arrêter, le spectateur pourra à son contact transgresser la fonctionnalité pour s’ouvrir à l’instant présent. Selon Michael Rush, cette dimension serait le propre des arts technologiques : […] l’art né de l’union de la créativité artistique et de la technologie est peut-être le plus éphémère de tous : c’est l’art du temps.1
Le travail de Manon De Pauw investit particulièrement cette dimension de l’œuvre : celle qui ouvre sur l’instant indéfini et à l’intérieur duquel la logique perd pied. L’intuition y a libre jeu et les œuvres de l’artiste incitent celui qui les regarde à résonner avec elles, dans la spontanéité du moment, pour s’accorder au diapason des œuvres, là où la création dans sa dimension de jeu l’emporte sur la raison et le concept.
La présence du corps comme élément central, l’autoreprésentation, le rapport au texte et à la danse caractérisent la démarche artistique de Manon De Pauw et plus particulièrement les œuvres que constituent les trois séries qui ont été retenues pour cet article : Sémaphores, 2005, Replis et articulations, 2004 et Au travail, 2003. L’artiste conjugue ces éléments dans une approche formaliste à travers laquelle l’oeuvre prend forme par le faire, le toucher, l’essai. Le jeu est un aspect clé dans son travail, particulièrement le jeu du corps qu’elle positionne dans tous les sens pour en utiliser la forme : le corps en arrêt, le corps en mouvement, le corps comme forme, comme outil, comme langage, comme prétexte. Dans ce sens, elle s’expose vraiment, pour prendre position à la fois dans l’espace virtuel saisi par la caméra vidéographique ou photographique et dans l’espace public en tant qu’artiste.
Prendre position était donc le titre de sa dernière exposition qui présentait, entre autres, sa nouvelle série Sémaphores dans laquelle l’artiste reprend contact avec la photographie et sort de l’atelier pour s’exposer dans un environnement extérieur. Composée d’une projection vidéo et d’une série de photographies insérées dans des boîtes lumineuses, cette nouvelle production réactualise la richesse gestuelle des signaux sémaphoriques, un langage naval du XVIIIe siècle. La codification de ce dernier détermine les positions du corps et des drapeaux, mais l’artiste précise qu’elle ne fait aucunement référence à leur signification originale. Ces gestes perdent ainsi leur fonction première pour s’apparenter à des extraits chorégraphiques qui expriment plutôt une difficulté à communiquer, un mal de dire, symbolisant la marge interprétative inhérente au dialogue.
La présence d’un point de fuite sur l’horizon caractérise le choix des paysages et traduit un besoin d’espace dans lequel l’artiste se déploie, s’étend aux quatre points cardinaux comme pour exprimer une urgence de prendre le large et d’affirmer toute sa force créative. Les photographies présentées comme des hublots sur carré noir revisitent le symbole du cercle à l’intérieur duquel l’artiste se positionne, clin d’oeil à l’homme de Vitruve, et font suite à son triptyque vidéographique Replis et articulations. Mais dans Sémaphores, la transposition d’une pensée vidéographique, pratique du mouvement, du rythme et du temps « réel », en un mode de création photographique qui fige l’instant transforme considérablement le processus de création. Cette œuvre, qui se démarque par son dynamisme et la qualité de ses compositions, n’évoque pas la même profondeur que les précédentes mais implique de nouveaux défis poussant l’artiste à renouveler et à élargir son langage artistique.
La projection vidéo, œuvre importante de cette série, nous parle de la matérialité du drapeau blanc. Mis en mouvement, ses battements forment une danse d’ombre et de lumière où l’écran et l’image se confondent et se divisent dans une intimité qui déjoue les limites entre support et projection. Sa trame sonore agit comme un bourdonnement omniprésent qui relie l’ensemble des oeuvres de Sémaphores. On retrouve dans cette œuvre vidéographique la maturité de la vidéaste dans son habilité à créer des images poétiques et évocatrices à l’aide de dispositifs simples.
À cette inventivité s’ajoute, dans Replis et articulations, l’efficacité des mises en scène, élaborées cette fois dans l’espace clos et privé qu’offre l’atelier. Dans cet espace restreint, l’artiste installe des dispositifs qu’elle explore avec astuce : des lettres tracées puis effacées, un fond noir, de la craie, du papier, une silhouette découpée, un jeu de cache-cache avec une immense feuille de papier. L’artiste s’engage alors dans une voie plus intime, dans une démarche plus intérieure au sein de laquelle se développe un langage qui s’apparente à la performance, mais pour un seul spectateur, l’oeil de la caméra. Il s’en dégage dans son contenu implicite une quête de l’essence et un esthétisme à connotation orientale; tout y est à sa place, rangé, ordonné, simple mais efficace et pertinent. L’utilisation du point comme axe central apparaît pour la première fois dans ce triptyque vidéographique. Ce symbole du cercle comme point de référence pour nos déplacements dans l’espace, point de départ, point focal, point central de l’horloge sur lequel le temps n’a pas d’emprise, amplifie la présence du je en tant que centre perceptif. Cette omniprésence de l’artiste dans son œuvre, bien qu’autoréférentielle, ne contient pas de dominante psychologique ou émotive, le corps y fonctionne plutôt comme « motif de l’oeuvre »2.
On retrouve cette même utilisation du corps-objet dans les œuvres vidéographiques d’Au travail. Cette fois, l’artiste arpente les bureaux du centre d’artistes DARE-DARE avec un regard neuf, ludique, qui transforme son lieu de travail en aire de jeu fertile et créative. Entre papier et envois postaux, l’artiste s’installe, explore les lieux et ses paramètres, positionne son corps, déjoue les sens, sous l’œil discret d’une caméra fixe. À travers ses expérimentations, elle crée un langage qui lui est propre, où l’influence de la danse côtoie la performance. Cette autoreprésentation qui se nourrit à même une histoire personnelle réussit à s’ouvrir sur une dimension plus universelle. Le spectateur se sentira concerné en écho à son propre milieu de travail. Car c’est bien cela que l’œuvre de l’artiste détourne, l’efficacité du travail, sa routine, sa fonction et la bureaucratie qui cerne le milieu artistique. Un clin d’œil qui relativise ce besoin d’urgence, de productivité et d’efficacité pour mettre en lumière les interstices par lesquels la poésie de la vie cherche à se glisser. C’est dans cet esprit qu’elle crée Paperwork, une oeuvre marquante qui juxtapose fiction et réalité. On y découvre le passage trompeur de l’image numérique à l’image réelle (des feuilles blanches déposées au sol) qui stimule la curiosité du spectateur. Ce trompe-l’oeil adapté à l’art numérique constitue un élément fort dans le travail de Manon De Pauw.3
Ses oeuvres révèlent une démarche empreinte d’une audacieuse simplicité, soutenue par une rigueur technique et un grand souci du détail. Elles évoquent, chaque fois sous un nouveau jour, la nécessité de désamorcer l’horloge de la routine, de réfléchir sur la position que l’on prend dans le corps social et sur la place accordée à l’imaginaire. Le travail artistique de Manon De Pauw s’affirme donc dans toute sa vivacité ludique, pour la richesse de ses compositions formelles et son pouvoir d’évocation poétique.
2. Olivier Asselin et Johanne Lamoureux, « Autofictions. Les identités électives », Parachute, no 105, hiver 2002.
3. Manon De Pauw a repris ce jeu entre le réel et le virtuel dans une performance présentée au Théâtre La Chapelle en février 2006.
Manon De Pauw vit et travaille à Montréal. Ses œuvres ont été exposées au Québec, au Canada et à l’étranger, notamment à DARE-DARE (2003), à la galerie Sylviane Poirier Art Contemporain (2004), au Musée national des beaux-arts du Québec (2005) et lors du festival Body Stroke (Bruges, 2005). Elle détient un baccalauréat en arts plastiques de l’Université Concordia et une maîtrise en arts visuels et médiatiques de l’uqàm, et enseigne comme chargée de cours à l’uqàm et comme artiste en résidence au département de photographie de l’Université Concordia.
Artiste et critique d’art, Hélène Brunet Neumann a aussi travaillé comme commissaire et détient une maîtrise en histoire de l’art. Elle s’intéresse particulièrement à l’art contemporain et à l’art de l’Inde. Interdisciplinaire, sa démarche artistique qui se situe aux frontières de la peinture et de la sculpture est imprégnée d’impressions de l’Inde et d’emprunts à ce pays où elle a vécu pendant six ans.